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DELPHINE.

de la vertu, nous retrouvons un Dieu ! Ah ! Léonce, gloire et tourment de ma vie, objet de la passion la plus profonde ! c’est moi qui t’exhorte à la mort, c’est moi… la prière m’a donné une force surnaturelle, la prière, cet élan de l’âme qui nous fait échapper à la douleur, à la nature et aux hommes : imite-moi, Léonce, cherche aussi ce refuge. »

La longueur et la fatigue de la route faisaient disparaître la pâleur de Delphine : ses yeux avaient une expression dont rien ne peut donner l’idée ; les sentiments les plus passionnés et les plus sombres s’y peignaient à la fois ; et, malgré les douleurs cruelles qu’elle commençait à sentir, et qu’elle tâchait de surmonter, sa figure était encore si ravissante, que les soldats eux-mêmes, frappés de tant d’éclat, s’écriaient : Qu’elle est belle ! et baissaient, sans y songer, leurs armes vers la terre en la regardant. Léonce entendit ce concert de louanges, et lui-même enivré d’amour, il prononça ces mots à voix basse : « Ah Dieu ! que vous ai-je fait pour m’ôter la vie, le plus grand des biens avec elle ? » Delphine l’entendit. « Mon ami, reprit-elle, ne nous trompons pas sur le prix que nous attacherions maintenant à l’existence ; nous ne voyons plus que des biens dans ce que nous perdons, et nous oublions, hélas ! combien nous avons souffert ! Léonce, je t’aimais avec idolâtrie, et cependant, du jour où l’ingratitude de l’amitié me fut révélée, je reçus une blessure qui ne s’est point fermée. Léonce, des êtres tels que nous auraient toujours été malheureux dans le monde ; notre nature sensible et fière ne s’accorde point avec la destinée ; depuis que la fatalité empêcha notre mariage, depuis que nous avons été privés du bonheur de la vertu, je n’ai pas passé un jour sans éprouver au cœur je ne sais quelle gêne, je ne sais quelle douleur qui m’oppressait sans cesse. Ah ! n’est-ce rien que de ne pas vieillir, que de ne pas arriver à l’âge où l’on aurait peut-être flétri notre enthousiasme pour ce qui est grand et noble, en nous rendant témoins de la prospérité du vice et du malheur des gens de bien ! Vois dans quel temps nous étions appelés à vivre au milieu d’une révolution sanglante, qui va flétrir pour longtemps la vertu, la liberté, la patrie ! Mon ami, c’est un bienfait du ciel qui marque à ce moment le terme de notre vie. Un obstacle nous séparait ; tu n’y songes plus maintenant, il renaîtrait si nous étions sauvés ; tu ne sais pas de combien de manières le bonheur est impossible. Ah ! n’accusons pas la Providence, nous ignorons ses secrets ; mais ils ne sont pas les plus malheureux de ses enfants, ceux qui s’endorment ensemble sans avoir rien fait de