Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/137

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le silence absolu envers tout le monde ou bien la plus humide des basses fosses à la citadelle.

Le prince avait dans son bureau une collection d’enveloppes avec les adresses de la plupart des gens de sa cour, de la main de ce même soldat qui passait pour ne pas savoir écrire, et n’écrivait jamais même ses rapports de police : le prince choisit celle qu’il fallait.

Quelques heures plus tard, le comte Mosca reçut une lettre par la poste ; on avait calculé l’heure où elle pourrait arriver, et au moment où le facteur, qu’on avait vu entrer tenant une petite lettre à la main, sortit du palais du ministère, Mosca fut appelé chez Son Altesse. Jamais le favori n’avait paru dominé par une plus noire tristesse : pour en jouir plus à l’aise, le prince lui cria en le voyant.

— J’ai besoin de me délasser en jasant au hasard avec l’ami, et non pas de travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d’un mal à la tête fou, et de plus il me vient des idées noires.

Faut-il parler de l’humeur abominable qui agitait le premier ministre, comte Mosca de la Rovère, à l’instant où il lui fut permis de quitter son auguste maître ? Ranuce-Ernest IV était parfaitement habile dans l’art de torturer un cœur, et je pourrais faire ici sans trop d’injustice la comparaison du tigre qui aime à jouer avec sa proie.

Le comte se fit reconduire chez lui au galop ; il cria en passant qu’on ne laissât monter âme qui vive, fit dire à l’auditeur de service qu’il lui rendait la liberté (savoir un être humain à portée de sa voix lui était odieux), et courut s’enfermer dans la grande galerie de tableaux. Là enfin, il put se livrer à toute sa fureur ; là il passa la soirée sans lumières à se promener au hasard, comme un homme hors de lui. Il cherchait à imposer silence à son cœur, pour concentrer toute la force de son attention dans la discussion du parti à prendre. Plongé dans des angoisses qui eussent fait pitié à son plus cruel ennemi, il se disait : "L’homme que j’abhorre loge chez la duchesse, passe tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses femmes ? Rien de plus dangereux ; elle est si bonne ; elle les paie bien ! elle est adorée ! (Et de qui, grand Dieu, n’est-elle pas adorée ! ) Voici la question, reprenait-il avec rage : Faut-il laisser deviner la Jalousie qui me dévore, ou ne pas en parler ? Si je me tais, on ne se cachera point de moi. Je connais Gina, c’est une femme toute de premier mouvement ; sa conduite est imprévue même pour elle, si elle veut se tracer un rôle d’avance, elle s’embrouille ; toujours, au moment de l’action, il lui vient une nouvelle idée qu’elle suit avec transport comme étant ce qu’il y a de mieux au monde, et qui gâte tout.