Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/136

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bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint d’une fraîcheur désespérante.

De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement de cruelles était piqué de ce que la vertu de la duchesse, bien connue à la cour, n’avait pas fait une exception en sa faveur. Nous l’avons vu, l’esprit et la présence d’esprit de Fabrice l’avaient choqué dès le premier jour. Il prit mal l’extrême amitié que sa tante et lui se montraient à l’étourdie ; il prêta l’oreille avec une extrême attention aux propos de ses courtisans qui furent infinis. L’arrivée de ce jeune homme et l’audience si extraordinaire qu’il avait obtenue firent pendant un mois à la cour la nouvelle et l’étonnement ; sur quoi le prince eut une idée.

Il avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin d’une admirable façon ; cet homme passait sa vie au cabaret, et rendait compte de l’esprit du militaire directement au souverain. Carlone ne savait pas écrire sans quoi depuis longtemps il eût obtenu de l’avancement. Or, sa consigne était de se trouver devant le palais, tous les jours quand midi sonnait à la grande horloge. Le prince alla lui-même un peu avant midi disposer d’une certaine façon la persienne d’un entresol tenant à la pièce où Son Altesse s’habillait. Il retourna dans cet entresol un peu après que midi eut sonné, il y trouva le soldat ; le prince avait dans sa poche une feuille de papier et une écritoire. il dicta au soldat’le billet que voici : Votre Excellence a beaucoup d’esprit, sans doute, et c’est grâce à sa profonde sagacité que nous voyons cet Etat si bien gouverné. Mais, mon cher comte, de si grands succès ne marchent point sans un peu d’envie, et je crains fort qu’on ne rie un peu à vos dépens, si votre sagacité ne devine pas qu’un certain beau jeune homme a eu le bonheur d’inspirer, malgré lui peut-être, un amour des plus singuliers. Cet heureux mortel n’a, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher comte, ce qui complique la question, c’est que vous et moi nous en avons beaucoup plus que le double de cet âge. Le soir, à une certaine distance, le comte est charmant, sémillant, homme d’esprit, aimable au possible ; mais le matin, dans l’intimité, à bien prendre les choses, le nouveau venu a peut-être plus d’agréments. Or, nous autres femmes, nous faisons grand cas de cette fraîcheur de la jeunesse, surtout quand nous avons passé la trentaine. Ne parle-t-on pas déjà de fixer cet aimable adolescent à notre cour, par quelque belle place ? Et quelle est donc la personne qui en parle le plus souvent à Votre Excellence ? Le prince prit la lettre et donna deux écus au soldat.

— Ceci outre vos appointements, lui dit-il d’un air morne ;