Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/144

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appartement que la Marietta Valserra occupait au quatrième étage d’une vieille maison derrière le théâtre ? Sa joie redoubla lorsqu’il sut que Fabrice s’était présenté sous un faux nom, et avait eu l’honneur d’exciter la jalousie d’un mauvais garnement nommé Giletti, lequel à la ville jouait les troisièmes rôles de valet, et dans les villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la Marietta se répandait en injures contre Fabrice et disait qu’il voulait le tuer.

Les troupes d’opéra sont formées par un impresario qui engage de côté et d’autre les sujets qu’il peut payer ou qu’il trouve libres, et la troupe amassée au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il n’en est pas de même des compagnies comiques, tout en courant de ville en ville et changeant de résidence tous les deux ou trois mois, elle n’en forme pas moins comme une famille dont tous les membres s’aiment ou se haïssent. Il y a dans ces compagnies des ménages établis que les beaux des villes où la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de difficultés à désunir. C’est précisément ce qui arrivait à notre héros : la petite Marietta l’aimait assez, mais elle avait une peur horrible du Giletti qui prétendait être son maître unique et la surveillait de près. Il protestait partout qu’il tuerait le monsignore, car il avait suivi Fabrice et était parvenu à découvrir son nom. Ce Giletti était bien l’être le plus laid et le moins fait pour l’amour : démesurément grand, il était horriblement maigre, fort marqué de la petite vérole et un peu louche. Du reste, plein des grâces de son métier, il entrait ordinairement dans les coulisses où ses camarades étaient réunis, en faisant la roue sur les pieds et sur les mains ou quelque autre tour gentil. Il triomphait dans ; es rôles où l’acteur doit paraître la figure blanchie avec de la farine et recevoir ou donner un nombre infini de coups de bâton. Ce digne rival de Fabrice avait trente-deux francs d’appointements par mois et se trouvait fort riche.

Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses observateurs lui donnèrent la certitude de tous ces détails. L’esprit aimable reparut ; il sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais dans le salon de la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la petite aventure qui le rendait à la vie. Il prit même des précautions pour qu’elle fût informée de tout ce qui se passait le plus tard possible. Enfin il eut le courage d’écouter la raison qui lui criait en vain depuis un mois que toutes les fois que le mérite d’un amant pâlit, cet amant doit voyager. Une affaire importante l’appela à Bologne, et deux fois par jour des courriers du cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de ses bureaux que des nouvelles des amours de