Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/145

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la petite Marietta, de la colère du terrible Giletti et des entreprises de Fabrice.

Un des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et pâté, l’un des triomphes de Giletti (il sort du pâté au moment où son rival Brighella l’entame et le bâtonne) ; ce fut un prétexte pour lui faire passer cent francs. Giletti, criblé de dettes, se garda bien de parler de cette bonne aubaine, mais devint d’une fierté étonnante.

La fantaisie de Fabrice se changea en pique d’amour-propre (à son âge, les soucis l’avaient déjà réduit à avoir des fantaisies) ! La vanité le conduisait au spectacle ; la petite fille jouait fort gaiement et l’amusait ; au sortir du théâtre il était amoureux pour une heure. Le comte revint à Parme sur la nouvelle que Fabrice courait des dangers réels ; le Giletti, qui avait été dragon dans le beau régiment des dragons Napoléon, parlait sérieusement de tuer Fabrice, et prenait des mesures pour s’enfuir ensuite en Romagne. Si le lecteur est très jeune, il se scandalisera de notre admiration pour ce beau trait de vertu. Ce ne fut pas cependant un petit effort d’héroïsme de la part du comte que celui de revenir de Bologne car enfin, souvent, le matin, il avait le teint fatigué, et Fabrice avait tant de fraîcheur, tant de sérénité ! Qui eût songé à lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice, arrivée en son absence, et pour une si sotte cause ? Mais il avait une de ces âmes rares qui se font un remords éternel d’une action généreuse qu’elles pouvaient faire et qu’elles n’ont pas faite ; d’ailleurs, il ne put supporter l’idée de voir la duchesse triste, et par sa faute.

Il la trouva, à son arrivée, silencieuse et morne ; voici ce qui s’était passé : la petite femme de chambre, Chékina, tourmentée par les remords, et jugeant de l’importance de sa faute par l’énormité de la somme qu’elle avait reçue pour la commettre, était tombée malade. Un soir, la duchesse qui l’aimait, monta jusqu’à sa chambre. La petite fille ne put résister à cette marque de bonté ; elle fondit en larmes, voulut remettre à sa maîtresse ce qu’elle possédait encore sur l’argent qu’elle avait reçu, et enfin eut le courage de lui avouer les questions faites par le comte et ses réponses. La duchesse courut vers la lampe qu’elle éteignit, puis dit à la petite Chékina qu’elle lui pardonnait, mais à condition qu’elle ne dirait jamais un mot de cette étrange scène à qui que ce fût :

— Le pauvre comte, ajouta-t-elle d’un air léger, craint le ridicule ; tous les hommes sont ainsi.

La duchesse se hâta de descendre chez elle. A peine enfermée dans sa chambre, elle fondit en larmes ; elle trouvait quelque chose d’horrible dans l’idée de faire l’amour avec ce Fabrice qu’elle avait vu naître ; et pourtant que voulait dire sa conduite ?