Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/154

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sortes de mets délicats volés au grand dîner que je donne à tous les curés des environs qui viennent chanter à ma grand-messe. Je les apporterai en bas, mais ne cherche point à me voir, ne descends pour te mettre en possession de ces bonnes choses que lorsque tu m’auras entendu ressortir. Il ne faut pas que tu me revoies de jour, et le soleil se couchant demain à sept heures et vingt-sept minutes, je ne viendrai t’embrasser que vers les huit heures, et il faut que tu partes pendant que les heures se comptent encore par neuf, c’est-à-dire avant que l’horloge ait sonné dix heures. Prends garde que l’on ne te voie aux fenêtres du clocher : les gendarmes ont ton signalement et ils sont en quelque sorte sous les ordres de ton frère qui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo s’affaiblit, ajouta Blanès d’un air triste, et s’il te revoyait peut-être te donnerait-il quelque chose de la main à la main. Mais de tels avantages entachés de fraude ne conviennent point à un homme tel que toi, dont la force sera un jour dans sa conscience. Le marquis abhorre son fils Ascagne, et c’est à ce fils qu’échoieront les cinq ou six millions qu’il possède. C’est justice. Toi, à sa mort, tu auras une pension de quatre mille francs, et cinquante aunes de drap noir pour le deuil de tes gens.

IX

L’âme de Fabrice était exaltée par les discours du vieillard, par la profonde attention et par l’extrême fatigue. Il eut grand-peine à s’endormir, et son sommeil fut agité de songes, peut-être présages de l’avenir ; le matin, à dix heures, il fut réveillé par le tremblement général du clocher, un bruit effroyable semblait venir du dehors. Il se leva éperdu, et se crut à la fin du monde, puis il pensa qu’il était en prison ; il lui fallut du temps pour reconnaître le son de la grosse cloche que quarante paysans mettaient en mouvement en l’honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi.

Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans être vu ; il s’aperçut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et même sur la cour intérieure du château de son père. Il l’avait oublié. L’idée de ce père arrivant aux bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu’aux moineaux qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la salle à manger. « Ce sont les descendants de ceux qu’autrefois j’avais apprivoisés », se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du palais, était chargé d’un grand nombre d’orangers dans des vases de terre plus ou moins grands :