Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/155

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cette vue l’attendrit ; l’aspect de cette cour intérieure, ainsi ornée avec ses ombres bien tranchées et marquées par un soleil éclatant, était vraiment grandiose.

L’affaiblissement de son père lui revenait à l’esprit. « Mais c’est vraiment singulier, se disait-il, mon père n’a que trente-cinq ans de plus que moi ; trente-cinq et vingt-trois ne font que cinquante-huit ! » Ses yeux, fixés sur les fenêtres de la chambre de cet homme sévère et qui ne l’avait jamais aimé, se remplirent de larmes. Il frémit, et un froid soudain courut dans ses veines lorsqu’il crut reconnaître son père traversant une terrasse garnie d’orangers, qui se trouvait de plain-pied avec sa chambre, mais ce n’était qu’un valet de chambre. Tout à fait sous le clocher, une quantité de jeunes filles vêtues de blanc et divisées en différentes troupes étaient occupées à tracer des dessins avec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues où devait passer la procession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus vivement à l’âme de Fabrice : du clocher, ses regards plongeaient sur les deux branches du lac à une distance de plusieurs lieues, et cette vue sublime lui fit bientôt oublier tous les autres ; elle réveillait chez lui les sentiments les plus élevés. Tous les souvenirs de son enfance vinrent en foule assiéger sa pensée ; et cette journée passée en prison dans un clocher fut peut-être l’une des plus heureuses de sa vie.

Le bonheur le porta à une hauteur de pensées assez étrangère à son caractère ; il considérait les événements de la vie lui, si jeune, comme si déjà il fût arrivé à sa dernière limite."Il faut en convenir, depuis mon arrivée à Parme, se dit-il enfin après plusieurs heures de rêveries délicieuses, je n’ai point eu de joie tranquille et parfaite, comme celle que je trouvais à Naples en galopant dans les chemins de Vomero ou en courant les rives de Misène. Tous les intérêts si compliqués de cette petite cour méchante m’ont rendu méchant… Je n’ai point du tout de plaisir à haïr, je crois même que ce serait un triste bonheur pour moi que celui d’humilier mes ennemis si j’en avais, mais je n’ai point d’ennemi… Halte-là ! se dit-il tout à coup, j’ai pour ennemi Giletti… Voilà qui est singulier, se dit-il, le plaisir que j’éprouverais à voir cet homme si laid aller à tous les diables, survit au goût fort léger que j’avais pour la petite Marietta… Elle ne vaut pas, à beaucoup près, le duchesse d’A*** que j’étais obligé d’aimer à Naples puisque je lui avais dit que j’étais amoureux d’elle. Grand Dieu ! que de fois je me suis ennuyé durant les longs rendez-vous que m’accordait cette belle duchesse, jamais rien de pareil dans la petite chambre délabrée et servant de cuisine où la petite Marietta m’a reçu deux fois, et pendant deux minutes chaque fois.

"Eh ! grand Dieu ! qu’est-ce que ces gens-là mangent ? C’est à