Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/201

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de l’émotion de la duchesse, lorsque tout à fait vers la fin du concert elle remarqua un homme en livrée de chasseur, debout près de la porte du grand salon ; cette tournure rappelait quelqu’un. Elle chercha le comte Mosca qui seulement alors lui apprit l’insigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la prenait très bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plaisait fort ; le comte, parfaitement galant homme, hors de la politique, agissait d’après cette maxime qu’il ne pouvait trouver le bonheur qu’autant que la duchesse serait heureuse. — Je le sauverai de lui-même, dit-il à son amie ; jugez de la joie de nos ennemis si on l’arrêtait dans ce palais ! Aussi ai-je ici plus de cent hommes à moi, et c’est pour cela que je vous ai fait demander les clefs du grand château d’eau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta ? et jusqu’ici ne peut l’enlever au comte M *** qui donne à cette folle une existence de reine.

La physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur : « Fabrice n’était donc qu’un libertin tout à fait incapable d’un sentiment tendre et sérieux. »

— Et ne pas nous voir ! c’est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner ! dit-elle enfin ; et moi qui lui écris tous les jours à Bologne !

— J’estime fort sa retenue, répliqua le comte, il ne veut pas nous compromettre par son équipée, et il sera plaisant de la lui entendre raconter.

La Fausta était trop folle pour savoir taire ce qui l’occupait : le lendemain du concert, dont ses yeux avaient adressé tous les airs à ce grand jeune homme habillé en chasseur, elle parla au comte M *** d’un attentif inconnu.

— Où le voyez-vous ? dit le comte furieux.

— Dans les rues, à l’église, répondit la Fausta interdite.

Aussitôt elle voulut réparer son imprudence ou du moins éloigner tout ce qui pouvait rappeler Fabrice : elle se jeta dans une description infinie d’un grand jeune homme à cheveux rouges, il avait des yeux bleus ; sans doute c’était quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque prince. A ce mot, le comte M ***, qui ne brillait pas par la justesse des aperçus, alla se figurer, chose délicieuse pour sa vanité, que ce rival n’était autre que le prince héréditaire de Parme. Ce pauvre jeune homme mélancolique, gardé par cinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs, précepteurs, etc., qui ne le laissaient sortir qu’après avoir tenu conseil, lançait d’étranges regards sur toutes les femmes passables qu’il lui était permis d’approcher. Au concert de la duchesse, son rang l’avait placé en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isolé, à trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient souverainement choqué le comte M ***. Cette folie d’exquise vanité : avoir un prince pour rival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la confirmer par cent détails naïvement donnés.