Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/206

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une rue solitaire située le long de la Parma, et où ses gens étaient en embuscade ; sur un signe qu’il fit ils sautèrent sur le pauvre petit espion qui se précipita à leurs genoux ; c’était la Bettina, femme de chambre de la Fausta ; après trois jours d’ennui et de réclusion, déguisée en homme pour échapper au poignard du comte M ***, dont sa maîtresse et elle avaient grand-peur, elle avait entrepris de venir dire à Fabrice qu’on l’aimait à la passion et qu’on brûlait de le voir ; mais on ne pouvait plus paraître à l’église de Saint-Jean ! « Il était temps, se dit Fabrice, vive l’insistance ! »

La petite femme de chambre était fort jolie, ce qui enleva Fabrice à ses rêveries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les rues où il avait passé ce soir-là étaient soigneusement gardées, sans qu’il y parût, par des espions de M ***. Ils avaient loué des chambres au rez-de-chaussée ou au premier étage, cachés derrière les persiennes et gardant un profond silence, ils observaient tout ce qui se passait dans la rue, en apparence la plus solitaire, et entendaient ce qu’on y disait. — Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j’étais poignardée sans rémission à ma rentrée au logis, et peut-être ma pauvre maîtresse avec moi.

Cette terreur la rendait charmante, aux yeux de Fabrice.

— Le comte M ***, continua-t-elle, est furieux, et Madame sait qu’il est capable de tout… Elle m’a chargée de vous dire qu’elle voudrait être à cent lieues d’ici avec vous !

Alors elle raconta la scène du jour de la Saint-Etienne et la fureur de M ***, qui n’avait perdu aucun des regards et des signes d’amour que la Fausta, ce jour-là folle de Fabrice, lui avait adressés. Le comte avait tiré son poignard, avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa présence d’esprit, elle était perdue.

Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu’il avait près de là. Il lui raconta qu’il était de Turin, fils d’un grand personnage qui pour le moment se trouvait à Parme, ce qui l’obligeait à garder beaucoup de ménagements. La Bettina lui répondit en riant qu’il était bien plus grand seigneur qu’il ne voulait le paraître. Notre héros eut besoin d’un peu de temps avant de comprendre que la charmante fille le prenait pour un non moindre personnage que le prince héréditaire lui-même. La Fausta commençait à avoir peur et à aimer Fabrice ; elle avait pris sur elle de ne pas dire ce nom à sa femme de chambre, et de lui parler du prince. Fabrice finit par avouer à la jolie fille qu’elle avait deviné juste :

— Mais si mon nom est ébruité, ajouta-t-il, malgré la grande passion dont j’ai donné tant de preuves à ta maîtresse, je serai obligé de cesser de la voir, et aussitôt les ministres de mon père, ces méchants drôles que je destituerai