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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

parlement. Il le désira ; mais la maturité de sens lui manqua pour voir bien nettement cette possibilité et pour tirer parti des circonstances. D’ailleurs, la grandeur de sa naissance lui donnait des moments de folie.

Quoique perdu de fatigue en arrivant à Vannes, j’ai demandé où était le canal qui conduit à la mer. La descente est pittoresque ; le chemin côtoie dans la ville une ancienne fortification et un fossé qui est à vingt pieds en contre-bas. Arrivé au canal, je me suis mis à marcher avec intrépidité ; j’avais besoin de voir la mer, mais j’étais fatigué au point de me coucher par terre. Dans le petit port de mer, me disais-je, je louerai un cheval ou un âne pour remonter à la ville. À une distance énorme, j’ai trouvé une dame qui évidemment se promenait avec un homme qui lui était cher. La nuit tombait, il n’y avait âme qui vive sous les arbres le long de ce canal, j’ai donc été obligé de demander au monsieur, du ton le plus doux que j’ai pu trouver, si j’arriverais bientôt à la mer. Il m’a répondu qu’il y avait encore une lieue et demie.

J’avoue que j’ai été atterré de mon ignorance, je m’étais figuré que Vannes était presque sur la mer. Je me suis assis désespéré sur une grosse pierre. Quand on est de cette ignorance-là, me disais-je, il faut au moins avoir le courage de questionner les passants. Mais je dois avouer cette maladie : j’ai une telle horreur du vulgaire que je perds tout le fil de mes sensations, si en parcourant des paysages nouveaux (et c’est pour cela que je voyage) je suis obligé de demander mon chemin. Pour peu que l’homme qui me répond soit emphatique et ridicule, je ne pense plus qu’à me moquer de lui, et l’intérêt du paysage s’évanouit pour toujours. J’ai perdu bien des plaisirs à…… près de Saint-Flour, parce que j’étais en société forcée avec un savant de province qui appelait Clovis Clod-Wight et partait de là pour dogmatiser sur l’histoire des anciens Gaulois avant les invasions des barbares. Je m’amusais à lui faire dire des sottises, et à lui voir trouver au huitième siècle le principe des usages qui nous gouver-