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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/116

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à l’idée que j’eusse la liberté de faire autre chose qu’obéir jusqu’au bout, et mourir en obéissant.

Le jour vint peu à peu, après des années, me sembla-t-il. Nous avions alors passé le plus fort du danger et pouvions marcher debout comme des hommes, au lieu de ramper comme des bêtes. Mais quel couple nous devions faire, miséricorde ! allant courbés en deux comme des aïeuls, butant comme des enfants et pâles comme la mort. Nous n’échangions plus un mot ; chacun serrait les dents et regardait fixement devant lui ; chacun levait le pied et l’abaissait comme ceux qui soulèvent des poids, dans une fête de village ; et tout cela, parmi les piaulements des oiseaux de marais et tandis que la lumière grandissait peu à peu à l’orient.

Alan, dis-je, faisait comme moi. Non pas que je lui accordais un seul regard, car j’avais trop à faire de surveiller mes pas ; mais parce que évidemment il devait être aussi abruti de fatigue que moi et qu’il regardait aussi peu ou nous allions, sans quoi nous ne nous serions pas jetés en aveugles dans une embuscade.

Voici comment la chose arriva. Nous descendions une pente de lande broussailleuse, Alan ouvrant la marche, et moi d’un pas ou deux en arrière, tels un violoneux et sa femme, quand soudain il se fit un remuement dans les bruyères : trois ou quatre individus en haillons surgirent, et, une seconde plus tard, nous étions couchés sur le dos, un poignard chacun à la gorge.

Peu m’importait, je crois ; la souffrance causée par ce traitement brutal n’était rien en comparaison de celles qui m’emplissaient déjà ; et j’étais trop heureux d’avoir cessé de marcher, pour me soucier d’un poignard. Je regardais à l’envers la face de l’homme qui me tenait, et je la revois toute hâlée de soleil, avec des yeux très brillants, mais je n’avais pas peur de lui. J’entendis Alan parler tout bas en gaélique avec un autre ; et ce qu’ils pouvaient dire m’était bien égal.

Ensuite les poignards se relevèrent, on nous prit nos armes et on nous assit nez à nez dans la bruyère.

– Ce sont les gens de Cluny, dit Alan. Nous ne pouvions mieux tomber. Nous n’avons qu’à rester ici avec ces sentinelles avancées, jusqu’à ce que le chef soit prévenu de notre arrivée.

Or, Cluny Macpherson, le chef du clan Vourich, avait été l’un des promoteurs de la grande rébellion, six ans auparavant ; sa tête était mise à prix, et je le croyais depuis longtemps en France avec les autres chefs de ce parti vaincu. Malgré ma fatigue, je me réveillai à moitié, d’étonnement.

– Quoi, m’écriai-je, Cluny est encore ici ?

– Mais oui, il y est ! dit Alan. Toujours dans son pays, et gardé par son clan. Le roi George ne pourrait mieux faire.

J’allais lui en demander plus, mais Alan me donna mon congé.

– Je suis un peu fatigué, dit-il, et j’aimerais bien faire un petit somme.

Et, sans plus de mots, il se laissa rouler face contre terre dans un épais buisson de bruyère et s’endormit instantanément.