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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/119

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tous, est en bon chemin. Et ainsi donc, je vous propose cette santé : À la Restauration !

Nous choquâmes nos verres, et bûmes. Assurément, je ne souhaitais pas de mal au roi George ; et si lui-même eût été là en personne, il aurait probablement fait comme moi. Je n’eus pas plutôt absorbé la goutte, que je me sentis beaucoup mieux, et je pus regarder et écouter, encore un rien obnubilé, peut-être ; mais plus avec le même effroi irraisonné ni la même détresse mentale.

Le lieu était à coup sûr bizarre, comme notre hôte. Au cours de sa longue vie cachée, Cluny avait acquis toutes sortes de manies, à l’instar d’une vieille fille. Il avait sa place déterminée, où nul autre ne devait s’asseoir ; tout dans la Cage était rangé avec un ordre immuable, que personne ne devait troubler ; sa principale fantaisie était la cuisine, et tout en nous congratulant, il ne cessait de surveiller la confection des collops.

De fois à autre, il allait voir ou recevait chez lui sa femme et un ou deux amis sûrs, sous le couvert de la nuit ; mais la plupart du temps, il vivait dans une complète solitude, et ne parlait qu’à ses sentinelles ou à ses clients, qui le servaient dans la cage. Le matin, dès son réveil, l’un d’eux, qui était barbier, venait le raser, et lui apporter les nouvelles du pays, dont il était des plus friands. Curieux comme un enfant, il posait des questions sans fin ; certaines réponses le secouaient de rires homériques, et il pouffait encore, à se les rappeler, des heures après le départ du barbier.

Néanmoins, ses questions n’étaient pas toujours d’un caractère oiseux ; car il avait beau être séquestré de la sorte, et, comme les autres gentilshommes terriens de l’Écosse, dépouillé de pouvoirs juridiques, il n’en exerçait pas moins sur son clan une justice patriarcale. On venait jusque dans sa cachette lui soumettre des litiges ; et les hommes de son pays, qui se moquaient de la Cour d’assises, déposaient leurs rancunes et payaient des amendes, sur un mot de ce hors-la-loi confisqué et pourchassé. Lorsqu’il était en colère, ce qui lui arrivait souvent, il donnait ses ordres et lançait des menaces de châtiment, à l’instar d’un roi ; et ses clients tremblaient et rampaient devant lui comme des enfants devant un père trop vif. À son entrée, il leur serrait à chacun la main, cérémonieusement, tout en faisant, comme eux, le salut militaire. Bref, j’avais là une belle occasion de voir un peu fonctionner le mécanisme intérieur d’un clan écossais ; et ce, avec un chef proscrit, fugitif, dont le pays était occupé par des troupes qui galopaient de tous côtés à sa recherche, quelquefois à un mille de sa retraite ; et alors que le dernier de ces pauvres hères qu’il taxait et menaçait aurait gagné une fortune en le livrant.

Ce premier jour, sitôt que les collops furent prêts, Cluny, de sa main, exprima dessus le jus d’un citron (car il était bien approvisionné en friandises de ce genre) et nous invita à nous mettre à table.

– Ce sont les pareils, dit-il, en parlant des collops, que j’ai servis à Son Altesse Royale, dans cette maison même ; jus de citron à part,