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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/120

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toutefois, car, à cette époque-là, nous étions trop heureux d’avoir à manger, sans nous soucier de raffinements. Et il y avait plus de dragons que de citrons dans mon pays, en 46.

Je ne sais si les collops étaient réellement très bons, mais le cœur me levait, à les voir, et j’y touchai à peine. Cependant, Cluny nous racontait des anecdotes ayant trait au prince Charles dans la Cage, citant les paroles mêmes des interlocuteurs et se levant de sa place pour nous faire voir où se tenait chacun. De tout ce qu’il dit, je conclus que le prince était un aimable et spirituel garçon, comme il convient au descendant d’une race de rois policés, mais que sa sagesse était loin de valoir celle de Salomon. Je soupçonnai également que, durant son séjour dans la Cage, il s’enivra souvent ; ainsi donc, le vice qui a depuis, d’un commun accord, ruiné sa santé avait dès lors commencé de se manifester.

Nous avions à peine fini de manger que Cluny sortit un vieux paquet de cartes crasseuses, tels qu’on en trouve dans les auberges de dernier ordre ; et ses yeux s’allumèrent quand il nous proposa de faire une partie.

Or, c’était la une des choses que l’on m’avait enseignées, dès mon enfance, à éviter comme un déshonneur : mon père soutenait que ce n’était le propre ni d’un chrétien ni d’un gentilhomme d’exposer son bien et de convoiter celui d’autrui, selon les combinaisons de bouts de carton peint. Sans doute, j’aurais dû plaider ma fatigue et l’excuse était bien suffisante ; mais je crus de mon devoir d’affirmer mes principes. Je dus rougir très fort, mais je parlai avec fermeté et déclarai que, sans prétendre à juger autrui, c’était là, à mes yeux, une matière où je n’avais rien à voir.

Cluny s’arrêta de mêler les cartes.

– Que diable veut dire ceci ? s’exclama-t-il. Ce langage est bon chez des whigs collet-monté ; mais pas sous le toit de Cluny Macpherson !

– Je mettrais ma main au feu pour M. Balfour, dit Alan. C’est un gentilhomme honnête et courageux, et je tiens à ce que vous vous rappeliez qui vous le dit. Je porte un nom royal, dit-il, en mettant son chapeau de côté, et moi comme tous ceux que j’appelle mes amis sont de bonne société pour les plus huppés. Mais ce gentilhomme est las, et ferait mieux de dormir ; s’il n’a pas envie de jouer aux cartes, cela ne doit nous déranger ni vous ni moi. Et je suis tout prêt, monsieur, à jouer n’importe quel jeu que vous puissiez nommer.

– Monsieur, dit Cluny, sous ce pauvre toit qui est le mien, je tiens à ce que vous sachiez que tout gentilhomme peut suivre son bon plaisir. Si votre ami a la fantaisie de se tenir la tête en bas, libre à lui. Et si lui, ou vous, ou n’importe qui, n’est pas entièrement satisfait, je m’estimerai honoré d’aller dehors avec lui.

Je n’avais aucune envie de voir ces deux amis se couper la gorge à mon occasion.

– Monsieur, dis-je, je suis très fatigué, comme le dit Alan ; et, qui