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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/154

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du même genre, qu’il me posait à de longs intervalles, tout en dégustant son vin, tout pensif. Quand j’eus résolu ses doutes, à son apparente satisfaction, il tomba dans une méditation plus profonde, en oubliant même son bordeaux. Il prit ensuite un crayon et une feuille de papier, et se mit à écrire en pesant chaque mot ; enfin, il appuya sur un timbre, et son clerc parut.

– Torrance, dit-il, vous me rédigerez ceci dans les formes, pour ce soir ; et quand vous aurez fini, vous aurez l’obligeance de vous tenir prêt avec votre chapeau à nous accompagner, ce monsieur et moi, car on aura sans doute besoin de vous comme témoin.

– Hé quoi ! monsieur, dis-je sitôt le clerc sorti, vous risquez la chose ?

– Ma foi, on le dirait, me répondit-il en remplissant mon verre. Mais assez parlé affaires. D’avoir vu Torrance me rappelle une joyeuse petite aventure d’il y a quelques années, un jour où j’étais allé procéder avec ce brave nigaud à la Croix d’Édimbourg. Nous avions été chacun de notre côté, et lorsque arrivèrent les quatre heures, Torrance avait bu un coup de trop, et il ne reconnaissait plus son maître ; et moi, qui avais oublié mes lunettes, j’y voyais si peu sans elles, que, je vous en donne ma parole, je ne reconnaissais pas mon clerc.

Et il se mit à rire de tout son cœur.

Je lui avouai que la rencontre était bizarre, et souris par complaisance ; mais ce qui m’étonna beaucoup, tout au long de l’après-midi, il ne cessa de revenir et d’appuyer sur son anecdote, qu’il ressassait avec des détails et des rires toujours nouveaux ; si bien que je ne savais plus, à la longue, que croire, et rougissais de la niaiserie de mon ami.

Environ l’heure que j’avais fixée à Alan, nous quittâmes la maison, M. Rankeillor et moi, bras dessus bras dessous, suivis par Torrance qui portait l’acte dans sa poche et à la main un panier fermé. Dans la traversée de la ville, le notaire distribua des saluts à droite et à gauche, et fut arrêté vingt fois par des gentlemen qui l’entretenaient des intérêts publics ou de leurs affaires privées ; et je vis à quel point il était populaire dans le comté. Enfin, les maisons dépassées, nous nous dirigeâmes le long des quais vers l’auberge Hawes et l’embarcadère du bac, théâtre de mon infortune. Je ne pus voir l’endroit sans émotion, me rappelant combien de ceux qui s’y étaient trouvés avec moi ce jour-là avaient disparu depuis : Ransome, préservé ainsi, j’aimais à le croire, du mal à venir ; Shuan, parti où je n’oserais le suivre ; et les pauvres âmes que le brick avait entraînées avec lui lors de son suprême plongeon. À tous ceux-là, j’avais survécu ; et j’avais traversé indemne toutes ces épreuves et ces mortels dangers. Mon seul sentiment eût dû être la gratitude ; et pourtant, il me fut impossible de considérer ces lieux sans compassion pour autrui et sans un frisson d’horreur rétrospective.

J’en étais là, lorsque soudain M. Rankeillor, poussant un cri, porta sa main à sa poche, et se mit à rire.

– Eh bien, dit-il, si ce n’est pas grotesque. Après tout ce que j’ai dit, voilà que j’ai oublié mes besicles !