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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/41

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avec de grands yeux, et, plus d’une fois, il recula devant ce que je lui servais avec une sorte de terreur. Je compris fort bien tout de suite qu’il ne se rendait pas un compte exact de ce qu’il avait fait, et dès mon second jour de dunette, j’en eus la preuve. J’étais seul avec lui, et il venait de me considérer longuement, lorsque tout à coup, le voilà qui se dresse, pâle comme la mort, et s’approche de moi, à ma grande épouvante. Mais il ne me voulait pas de mal.

– Vous n’étiez pas ici, avant ? interrogea-t-il.

– Non, monsieur.

– C’était un autre mousse ? redemanda-t-il ; et, sur ma réponse, – Ah ! je le pensais ! Puis il alla se rasseoir, sans un mot de plus, sauf pour réclamer du brandy.

On peut trouver la chose bizarre, mais, en dépit de l’horreur qu’il m’inspirait, je m’apitoyais sur lui. Il était marié, et sa femme habitait Leith ; mais j’ai oublié s’il avait ou non des enfants ; j’espère que non.

En somme, cette vie ne me fut pas trop pénible, tant qu’elle dura, et (comme on va le lire) ce ne fut pas long. Je mangeais comme eux du meilleur ; leurs pickles même, qui étaient la grande friandise, j’en avais ma part ; et si j’avais voulu, j’aurais été ivre du matin au soir, grâce à M. Shuan. J’avais aussi de la compagnie, – une bonne compagnie en son genre. M. Riach, qui avait fait ses études, causait avec moi comme un ami, quand il n’était pas dans ses humeurs noires, et me parlait d’un tas de choses curieuses, et souvent instructives. Même le capitaine, encore qu’il me tînt à distance la plupart du temps, se déridait parfois un peu, et me disait les beaux pays qu’il avait visités.

L’ombre du pauvre Ransome, en tout cas, pesait sur nous quatre, et en particulier sur M. Shuan et moi, très lourdement. Et de plus j’avais mes propres soucis. J’étais là, faisant cette vile besogne pour trois individus que je méprisais, et dont l’un, au moins, avait mérité la potence ; ceci pour le présent ; et pour l’avenir, je ne pouvais que me voir esclave parmi des nègres, à cultiver du tabac. M. Riach, par prudence peut-être, ne me laissait plus dire un mot de mon histoire ; le capitaine, à la première ouverture, m’envoya promener comme un chien, sans vouloir m’écouter. À mesure que les jours passaient, je tombais dans un désespoir plus profond, et je finis par bénir le travail qui m’empêchait de penser.