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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/64

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non, ni même six cents, qui m’auraient fait risquer mon brick dans un pareil cimetière ! Mais vous, monsieur, qui deviez nous piloter, n’avez-vous rien à dire ?

– Je crois, dit Alan, que ces rochers sont ceux qu’on appelle les Torran.

– Y en a-t-il beaucoup ? demanda le capitaine.

– À vrai dire, monsieur, répondit Alan, je ne suis pas pilote, mais j’ai dans l’idée qu’ils occupent dix milles d’étendue.

M. Riach et le capitaine se regardèrent.

– Il y a une passe, je suppose ? dit le capitaine.

– Sans doute, dit Alan, mais où ? Cependant je crois me rappeler que l’eau est plus libre vers la terre.

– Vraiment ? dit Hoseason. Il nous faut donc serrer le vent. Monsieur Riach, il nous faut doubler la pointe de Mull d’aussi près que possible ; mais alors la terre va nous intercepter la brise, avec ce cimetière de navires sous notre vent ! N’importe ! Nous y sommes, il ne nous reste plus qu’à poursuivre.

Il donna un ordre à l’homme de barre, et envoya Riach à la hune de misaine. Il n’y avait sur le pont que cinq hommes, y compris les officiers ; les seuls qui fussent aptes (ou du moins aptes et de bonne volonté) pour la manœuvre. Ce fut donc à M. Riach de monter en haut, et il s’installa dans la hune, surveillant la mer et nous criant sur le pont ce qu’il apercevait.

– La mer dans le sud est pleine de brisants, héla-t-il ; puis, au bout d’une minute : elle semble plus libre vers la terre.

– Eh bien, monsieur, dit Hoseason à Alan, nous allons essayer votre route. Mais je crois que je pourrais aussi bien me fier à un violoneux aveugle. Priez Dieu que vous soyez dans le vrai !

– Priez Dieu que je le sois ! me dit Alan. Mais où ai-je entendu cela… Bah ! ce qui doit arriver arrive.

À mesure que nous approchions de la pointe, les écueils se multipliaient jusque sur notre route ; et les appels de M. Riach nous faisaient sans cesse modifier notre course. Plusieurs fois, ce fut juste à temps, car nous passâmes si près d’un récif à bâbord que la mer en brisant dessus nous envoya jusque sur le pont une averse d’embruns.

La nuit claire nous laissait voir ce danger aussi nettement que s’il eût fait jour, et nous en étions peut-être encore plus alarmés. Elle me laissait voir aussi la mine du capitaine qui se tenait auprès de l’homme de barre, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et parfois soufflant dans ses mains, mais toujours aux écoutes et aux aguets, et aussi ferme que l’acier. Ni lui ni M. Riach n’avaient fait bonne figure dans le combat ; mais je vis qu’ils étaient braves dans leur métier, et les admirai d’autant plus qu’Alan me parut bien pâle.

– Pardieu, David, dit-il, ce genre de mort ne me plaît guère.

– Hé quoi ! Alan ! m’écriai-je, auriez-vous peur ?

– Non, dit-il, en se passant la langue sur les lèvres, mais vous avouerez que cette fin est par trop froide.