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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/65

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À ce moment, après avoir beaucoup louvoyé de côté et d’autre pour éviter les récifs, quoique toujours serrant de près le vent et la terre, nous avions dépassé Iona et arrivions à hauteur de Mull. Le courant de marée à la pointe de l’île était très violent, et menaçait de jeter le brick à la côte. On mit deux hommes à la barre, et Hoseason lui-même leur donnait parfois un coup de main. Le spectacle était singulier, de ces trois hommes vigoureux pesant de tout leurs poids sur le timon, qui se révoltait comme un être vivant, et les forçait à reculer. C’est alors que nous aurions couru le plus grand danger, si la mer n’eût été libre d’obstacles sur une certaine étendue. M. Riach, d’ailleurs, annonça d’en haut qu’il voyait la mer dégagée devant.

– Vous aviez raison, dit Hoseason à Alan. Vous avez sauvé le brick, monsieur ; et ne l’oublierai pas quand viendra l’heure des comptes.

Et je crois qu’il n’en avait pas seulement l’intention, mais qu’il l’aurait fait, tant le Covenant tenait de place dans son cœur. Mais ce n’est là qu’une hypothèse, les choses ayant tourné autrement qu’il ne le prévoyait.

– Appuyez d’un point en dehors, héla M. Riach. Récif au vent !

Mais à la même minute le flux s’empara du brick et lui déroba le vent. Les voiles retombèrent, inertes. Le navire fut emporté comme un jouet, et presque aussitôt il talonna contre un écueil avec une violente secousse qui nous fit tous tomber à plat sur le pont et faillit projeter M. Riach à bas de sa hune.

Je fus debout à l’instant. Le récif sur lequel nous avions touché était situé tout proche de la pointe sud-ouest de Mull, en face d’une petite île appelée Earraid, qui surgissait, basse et noire, à bâbord. Tantôt les lames déferlaient en plein sur nous ; tantôt elles ne faisaient qu’engager plus avant sur le récif le pauvre brick, que nous entendions se disloquer à mesure ; et les claquements des voiles, les sifflements du vent, l’écume emportée dans le clair de lune complétaient si bien ce tableau d’épouvante, que je dus en perdre à moitié la tête, car je me demandais si tout ce qui se passait était bien réel.

Je m’aperçus bientôt que M. Riach et les hommes s’affairaient autour de la yole, et, toujours dans le même état d’absence, je courus à leur aide. Mais dès que j’eus mis la main à la besogne, je recouvrai ma lucidité. La tâche n’était pas aisée, car la yole était amarrée au milieu du pont, et tout encombrée de cordages, et le déferlement des coups de mer m’obligeait sans cesse à lâcher prise ; néanmoins nous peinions comme des chevaux, de toutes nos forces.

À ce moment, les blessés capables de se mouvoir se hissèrent par le canot d’échelle et vinrent nous assister, et ceux qui ne pouvaient bouger de leurs couchettes me perçaient le cœur en nous suppliant à grands cris de les secourir.

Le capitaine ne faisait rien. Il semblait frappé de stupeur. Il se tenait aux étais, parlant tout seul et gémissant à chaque fois que le navire retombait sur l’écueil. Son brick lui était plus cher que tout au monde ; il avait pu assister, de longs jours, au supplice du pauvre Ransome ;