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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/69

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de ces petits coquillages que nous appelons des « boucs[23] », et dont le nom correct est bigorneau. De ces deux genres-là, je fis toute ma nourriture, les dévorant froids et crus comme je les trouvais ; et j’étais si affamé qu’au début ils me parurent délicieux.

Peut-être n’était-ce pas la bonne saison, ou peut-être y avait-il une mauvaise influence dans la mer aux alentours de mon île. En tout cas, je n’eus pas plutôt mangé mes premières poignées que je fus pris de vertiges et de nausées, et passai quelque temps dans un état voisin de la mort. Un second essai de la même nourriture (je n’en avais pas d’autre) me réussit et me rendit des forces. Mais aussi longtemps que je fus sur l’île, je ne sus jamais ce qui m’attendait après avoir mangé ; parfois tout allait bien, et parfois je tombais dans un malaise affreux ; et je ne pus jamais reconnaître quelle espèce déterminée de coquillages m’était nuisible.

Tout le jour, la pluie tomba à flots ; l’île en était trempée comme une éponge ; impossible d’y découvrir un endroit sec ; et quand je me couchai cette nuit-là, entre deux blocs de rocher qui formaient une sorte de toit, mes pieds trempaient dans une flaque.

Le deuxième jour, je parcourus l’île dans toutes les directions. Pas une place qui en valût mieux que l’autre ; tout était rocs et désolation ; rien de vivant que des volatiles que je n’avais pas le moyen de tuer, et des goélands qui hantaient les écueils en quantité prodigieuse. Mais la crique, ou canal, qui séparait l’île de la terre principale du Ross, s’ouvrait au nord sur une baie, laquelle à son tour donnait dans le détroit d’Iona. Ce fut là dans ce voisinage que j’établis mon home ; quoique si j’avais réfléchi à ce seul mot de home, en pareil lieu, j’aurais sûrement éclaté en sanglots.

Mon choix ne manquait pas de bonnes raisons. Il y avait dans cette partie de l’île une sorte de cabane, ressemblant à une hutte à cochons, où les pêcheurs venaient dormir au besoin ; mais le toit de gazon avait fini par tomber à l’intérieur, si bien que la cabane n’offrait aucun abri, moins même que mes rochers. Fait plus important, les coquillages dont je vivais croissaient par là en grande abondance ; à marée basse, j’en pouvais ramasser un boisseau d’un coup : et c’était là une commodité évidente. Mais l’autre raison était plus intime. Je ne pouvais m’accoutumer à cette affreuse solitude, et ne cessais de regarder tout autour de moi (comme un homme pourchassé) partagé entre la crainte et l’espérance de voir arriver une créature humaine. Or, d’un peu plus haut, sur le monticule dominant la baie, je découvrais au loin sur Iona une grande église antique et des toits de maisons. Et de l’autre côté, sur le bas pays du Ross, je voyais monter de la fumée, matin et soir, comme s’il y avait une demeure cachée dans un creux de terrain.

Je pris l’habitude de contempler cette fumée, lorsque j’étais mouillé et glacé et à demi affolé par la solitude ; et je pensais à ces gens assis