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Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/71

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plus, et j’avais les jambes dénudées ; mes mains étaient complètement ramollies à force d’être mouillées ; ma gorge me faisait très mal, ma faiblesse devenait extrême, et l’affreuse nourriture à laquelle j’étais condamné m’inspirait un dégoût tel que sa seule vue me soulevait le cœur.

Et cependant, le pis était encore à venir.

Il y a, vers le nord-ouest d’Earraid, un roc de bonne hauteur que (pour son sommet plat et la vue qu’il donnait sur le Sound) j’avais pris l’habitude de fréquenter. Car je ne restais guère à la même place, sauf pour dormir ; ma misère ne me laissait pas de repos, et je ne faisais que me harasser par de continuelles et vaines allées et venues sous la pluie.

Néanmoins, dès que le soleil se dégagea, je m’étendis sur le haut du roc pour me sécher. Le réconfort du soleil est une chose inexprimable. Il me fit envisager avec espoir ma délivrance, dont j’avais commencé à douter ; et je promenais mes regards avec un intérêt nouveau sur la mer et le Ross. Au sud de mon roc, une avancée de l’île me cachait le large, de sorte qu’un bateau pouvait fort bien s’approcher à mon insu de ce côté jusqu’aux abords immédiats.

Or, tout à coup, un lougre à voile brune et monté par deux hommes déboucha de cette pointe, le cap sur Iona. Je le hélai, puis tombai à genoux sur le roc en levant les bras et adressant des prières aux pêcheurs. Ils étaient assez proches pour m’entendre ; je distinguais même la nuance de leurs cheveux ; et il n’est pas douteux qu’ils me virent, car ils me crièrent quelque chose en gaélique, et se mirent à rire. Mais le bateau ne se détourna pas, et continua de faire voile, sous mes yeux, vers Iona.

Je ne pouvais croire à semblable perversité, et courant le long de la côte de roc en roc, j’invoquais leur pitié à grands cris. Ils étaient déjà hors de portée de ma voix, que je continuais mes appels et mes signaux ; et quand ils eurent disparu, je pensai que mon cœur allait éclater. De toute la durée de mes tribulations, je ne pleurai que deux fois. Une première, quand je dus renoncer à atteindre la vergue, et la deuxième, lorsque ces pêcheurs firent la sourde oreille à mes cris. Mais cette fois, je pleurai et hurlai comme un enfant gâté, arrachant le gazon avec mes ongles, et m’égratignant la figure contre la terre. Si un désir suffisait à tuer, ces deux pêcheurs n’auraient pas vu le matin, et je serais probablement mort sur mon île.

Ma rage un peu tombée, il me fallut manger de nouveau, mais ce fut avec un dégoût presque insurmontable. Évidemment, j’aurais mieux fait de m’abstenir, car ma pêche m’empoisonna de nouveau. Je ressentis les mêmes souffrances que la première fois : ma gorge douloureuse m’empêchait presque de déglutir, il me prit un accès de frissons violents, dont mes dents s’entrechoquaient ; et ma sensation de malaise dépassait tout ce qu’on peut exprimer en écossais ou en anglais. Je me crus prêt à mourir, et me recommandai à Dieu, pardonnant à tous, y compris mon oncle et les pêcheurs. Dès que je me fus ainsi résigné au pis, une