Aller au contenu

Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/77

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

nombre égal de milles, au bout desquels il s’assit au bord de la route et retira ses brogues[25] de ses pieds comme pour se reposer.

J’étais à présent chauffé au rouge.

– Ha ! dis-je ; vous ne savez plus l’anglais ?

Il me répondit cyniquement :

– Non.

Ma colère déborda, et je levai la main pour le frapper. Lui, tirant un couteau de dessous ses haillons, se ramassa sur lui-même en soufflant comme un chat irrité. Alors, emporté par ma colère, je m’élançai sur lui, détournai son couteau de la main gauche et le frappai de mon poing droit sur la bouche. J’étais un garçon robuste et très en colère et lui un tout petit homme : il tomba pesamment à mes pieds. Par bonheur, il lâcha son couteau dans sa chute.

Je le ramassai, ainsi que les brogues, lui souhaitai le bonjour, et me remis en route, le laissant pieds nus et désarmé. Je riais tout seul, chemin faisant, car j’étais assuré d’en avoir fini avec le drôle, pour plusieurs raisons. D’abord, il savait bien qu’il n’aurait plus de mon argent ; puis les brogues ne valaient guère dans ce pays que quelques sous ; et enfin, le couteau, – en réalité un poignard, – était de port interdit par la loi.

Après une demi-heure de marche environ, je rattrapai un homme grand, déguenillé, qui allait assez vite, mais en tâtant devant lui avec un bâton. C’était un aveugle ; et il me raconta qu’il était catéchiste, ce qui eût dû me rassurer. Mais sa physionomie me prévenait contre lui : elle était sombre, menaçante et fausse ; et, de plus, je vis l’acier d’une crosse de pistolet dépasser le rabat de sa poche de paletot. Le port de cet objet entraînait une amende de quinze livres sterling à la première contravention, et la déportation aux colonies en cas de récidive. Je ne voyais pas non plus très bien la nécessité d’être armé pour enseigner la religion, ni ce qu’un aveugle pouvait faire d’un pistolet.

Je lui racontai mes démêlés avec mon guide, car j’étais fier de mon exploit, et ma vanité fut plus forte que ma prudence. La mention des cinq shillings le fit se récrier si haut que je résolus de passer les deux autres sous silence, et me félicitai de ce qu’il ne pût me voir rougir.

– C’était donc trop, demandai-je, assez penaud.

– Trop ! s’écria-t-il. Hé quoi, je vous guiderai moi-même jusqu’à Torosay pour un coup d’eau-de-vie. Et vous aurez le plaisir de ma société (celle d’un homme instruit) par-dessus le marché.

Je lui répondis que je ne voyais pas très bien comment un aveugle pouvait servir de guide ; mais il se mit à rire et dit que son bâton valait pour lui des yeux d’aigle, ajoutant :

– Dans l’île de Mull, en tout cas, où je connais par cœur chaque pierre et chaque buisson de bruyère. Ainsi tenez, dit-il en agitant son bâton de droite et de gauche comme pour s’en assurer, – par là-bas coule un torrent, et il provient de cette petite colline qui a sur son