Page:Stevenson - L’Île au trésor, trad. André Laurie.djvu/178

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fruits et des légumes ou proposaient de plonger pour la moindre pièce de monnaie. La vue de toutes ces faces épanouies, la saveur des fruits tropicaux et surtout les feux qui commençaient à briller dans la ville, faisaient un contraste délicieux aux tragiques spectacles que nous avions eus dans l’île. Aussi le docteur et le squire ne voulurent-ils pas attendre pour aller à terre, et ils me prirent avec eux. Ils rencontrèrent le commandant d’un navire de guerre anglais, lièrent connaissance avec lui, allèrent à son bord, et apparemment s’y trouvèrent si bien, qu’il faisait grand jour quand nous revînmes à l’Hispaniola.

Ben Gunn était de garde sur le pont. À peine nous eut-il vus qu’il entama toute une confession, avec les plus absurdes grimaces. Silver était parti, avec sa connivence, dans un canot du port. Il nous jurait maintenant n’avoir consenti à cette évasion que pour sauver nos vies, qui auraient été en grand péril si « l’homme à une jambe » était resté à bord. Mais il y avait encore autre chose. Le cuisinier n’était pas parti sans biscuit. En perçant une cloison, il avait réussi à prendre un sac d’or, contenant peut-être huit à dix mille guinées, et l’avait emporté pour subvenir à ses frais de voyage.

Tout compte fait, nous nous trouvâmes satisfaits d’être débarrassés de lui.

Ce fut le dernier incident notable de notre voyage. Nous n’eûmes pas de peine à compléter notre équipage, nous rencontrâmes des vents favorables, et l’Hispaniola arriva à Bristol comme M. Blandly se préparait à mettre à la voile pour venir à notre recherche. Nous ramenions le trésor à peu près complet, mais de tous ceux qui étaient partis le chercher, cinq seulement rentraient au port.

Selon les conventions arrêtées entre le squire et le docteur, l’État et les pauvres eurent avant tout leur part. Puis chacun de nous reçut la sienne, pour s’en servir sagement ou follement, selon son humeur. Le capitaine Smollett s’est toujours ressenti des suites de sa blessure ; devenu moins propre au service, le rude et loyal marin s’est résigné à quitter la mer. Il vit retiré près de Bristol. Gray non seulement sut garder son argent, mais, pris d’une ambition soudaine, se mit à étudier sa profession ; il est maintenant second officier d’un schooner où il a une part de propriété : marié, de plus, et père de famille. Ben Gunn eut ses mille livres sterling, qu’il mangea ou perdit en trois semaines, ou, pour parler exactement, en dix-neuf jours, car le vingtième on le vit reparaître sans le sou. On lui donna alors une place de garde-chasse, — précisément ce qu’il craignait tant quand je le rencontrai dans l’île. Il est juste de dire qu’il s’en arrangea très bien. Il vit encore, très aimé dans le pays, quoique généralement considéré comme un jocrisse.