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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


notamment dans la classe qui, collée à la glèbe, jeûne depuis soixante générations pour nourrir les autres classes, et dont les mains crochues s’étendent incessamment pour saisir ce sol où elles font pousser les fruits ; on la verra à l’œuvre. — En dernier lieu, son organisation mentale plus fine a fait de lui, dès les premiers jours, un être imaginatif en qui les songes pullulants se développent d’eux-mêmes en chimères monstrueuses, pour amplifier au delà de toute mesure ses craintes, ses espérances et ses désirs. De là en lui un excès de sensibilité, des afflux soudains d’émotion, de transports contagieux, des courants de passion irrésistible, des épidémies de crédulité et de soupçon, bref l’enthousiasme et la panique, surtout s’il est Français, c’est-à-dire excitable et communicatif, aisément jeté hors de son assiette et prompt à recevoir les impulsions étrangères, dépourvu du lest naturel que le tempérament flegmatique et la concentration de la pensée solitaire entretiennent chez ses voisins Germains ou Latins ; on verra tout cela à l’œuvre. — Voilà quelques-unes des puissances brutes qui gouvernent la vie humaine. En temps ordinaire, nous ne les remarquons pas ; comme elles sont contenues, elles ne nous semblent plus redoutables. Nous supposons qu’elles sont apaisées, amorties ; nous voulons croire que la discipline imposée leur est devenue naturelle, et qu’à force de couler entre des digues elles ont pris l’habitude de rester dans leur lit. La vérité est que, comme toutes les puissances brutes, comme un fleuve ou un torrent, elles n’y restent que par contrainte ; c’est la digue qui, par sa résistance, fait