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LES GOUVERNÉS


« du bon vin, de l’excellent pain blanc, trois choses, dit un convive, que dans Paris on ne trouvait guère ailleurs ». De midi à deux heures, ses collègues arrivent tour à tour, prennent un bouillon, mangent une tranche de bœuf, avalent un coup de vin, puis vont chacun dans son bureau, servir sa coterie, placer celui-ci, faire payer celui-là, soigner leurs affaires ; dans les derniers temps de la Convention, il n’y en a plus de publiques ; toutes sont d’intérêt privé, personnelles. — Cependant le député qui préside aux subsistances, Roux de la Haute-Marne, bénédictin défroqué, jadis terroriste en province, futur protégé et employé de Fouché, en compagnie duquel il sera chassé de la police, tient tête à la procession des femmes, qui, tous les jours, aux Tuileries, viennent implorer du pain. Large, joufflu, décoratif, et muni de poumons infatigables, on l’a bien choisi pour cet office ; et il a bien choisi son bureau, dans les combles du palais, au sommet d’un haut escalier étroit et raide, où la queue ascendante, serrée entre les deux murailles, empilée sur elle-même, s’allonge, se tasse et devient forcément immobile : sauf les deux ou trois du premier rang, personne n’a les mains libres pour prendre le harangueur à la gorge et fermer le robinet oratoire. Impunément, indéfiniment, il peut déverser ses tirades ; un jour, sa faconde ronflante a coulé ainsi, du haut en bas de l’escalier, sans interruption, de neuf heures du matin à cinq heures du soir ; sous cette douche continue, les auditeurs se lassent, et finissent par s’en aller. — Vers neuf ou dix