Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/243

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ticuliers, les cas précis, les petits faits distincts. S’il savait en théorie que nous en tirons nos idées générales, il l’oubliait en pratique. Il ne réduisait point les grands mots métaphysiques aux expressions simples et familières qui les éclaircissent, les rendent palpables et permettent à l’esprit d’en démêler la vérité ou l’erreur, D’ailleurs, par métier peut-être, il y répugnait. L’habitude de professer donne une attitude solennelle, et rien de plus solennel que les termes abstraits. M. Jouffroy avait trop de gravité dans le style ; à force d’être digne, il devenait monotone. Cette emphase et ces abstractions l’empêchaient d’atteindre l’expression exacte. Il pensait avec précision et ne pouvait rendre avec précision sa pensée. « Je souffre, disait-il, toutes les fois que je-suis obligé de traduire en paroles des phénomènes intérieurs ; les expressions de la langue suggèrent à l’esprit des images qui ressemblent si peu aux phénomènes que sent la conscience, que de telles descriptions font toujours pitié à ceux qui les donnent[1]. » Les grands romanciers donnent des descriptions aussi difficiles que celles des psychologues, et néanmoins très-claires ; c’est qu’ils les composent de petits faits[2]. Mais comment voulez-vous qu’on aperçoive

  1. Cours de droit naturel, p. 92. Lire, par exemple, la deuxième et la troisième leçon, et en regard, Beyle, Lettres, tome II, p. 81.
  2. Tous les romans de Beyle, entre autres Le Rouge et le Noir.