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lors de la conception originaire de ces barques, est désormais laissé de côté ; elles ne naviguent plus sur une voûte liquide, les eaux d’en haut, mais flottent dans l’air ou au-dessus, dans l’éther, la lune au plus près de la terre, puis le soleil, enfin les planètes et les étoiles. Mais si c’est là l’ordre chaldéen, déjà adopté, avant Héraclite, par Anaximène et les pythagoriens, il s’était aussi très probablement introduit dans l’astronomie égyptienne, où la tradition grecque nous le montre dès Nécepsos (viie siècle av. J.-C.).

La distinction du monde en supérieur et inférieur (Zeus et Hadès, fr. 12, 25, 35) est bien égyptienne, comme je l’ai indiqué à propos du mythe de Dionysos. Les thèses sur l’identité des contraires, dont ce mythe offre un exemple, reposent au fond sur l’unité de la substance et ne vont guère plus loin comme portée. Elles ne découlent nullement d’un principe logique et ne s’étendent point sur le domaine moral, malgré la forme paradoxale qu’elles affectent souvent. Ce ne sont point des antinomies, comme celles que soulèveront les Éléates ; le plus souvent, elles se bornent à des jeux de mots ou ne font que contribuer à cette obscurité sibylline où se plaît Héraclite. Ce sont des énigmes que le caractère grec suffit à expliquer et qui n’ont point, à vrai dire, de valeur philosophique ; mais on ne peut s’empêcher de leur comparer au moins les nombreuses identifications analogues dont sont remplis les hymnes égyptiens[1].

La théorie de la transformation de la matière sous ses divers états est trop vague pour que l’on puisse faire de pareils rapprochements ; j’ai indiqué au reste en quoi elle paraissait offrir quelque originalité, en quoi au contraire elle était empruntée aux premiers Milésiens. Mais la question change de face quand Héraclite détermine la cause du processus du monde sous la forme matérielle à laquelle il attribue la prééminence : le feu qui se manifeste dans le dieu solaire, et qui, répandu dans toute la nature, subtil au plus haut degré, presque incorporel, possède à la fois l’intelligence et le pouvoir moteur, actionne et dirige toutes choses ; le feu qui se plaît à se cacher sous les apparences les plus diverses, comme à manifester sa divine présence ; qui se transforme de toutes façons, mais reste toujours le même au fond ; c’est comme quand on y jette des parfums (fr. 87), chacun peut le nommer à sa fantaisie.

  1. Je prends au hasard un exemple dans un hymne au soleil Rà : « Enfant qui nais chaque jour, vieillard qui parcours l’éternité. » (Maspéro, Hist. anc. des peuples de l’Orient, p. 36.)