Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/91

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S’il a pu redouter de se stériliser dans l’intelligence, il a aussi porté avec une crainte analogue et quelque mauvaise conscience les sentiments de la vie double : « Pour donner quelque saveur à des sentiments trop banalisés, écrivait-il À la pointe extrême d’Europe, nous n’avons plus qu’un expédient, c’est de les mêler : comme l’Espagne, nous composer une vie intense et contrastée. L’âpre plaisir de vivre une vie double ! La volupté si profonde d’associer des contraires ! Comme la sirène doit être heureuse d’avoir la voix si douce ! Mais rien qui use plus profondément : c’est la pire débauche. Quelques-uns sentirent leur âme en mourir à tous sentiments profonds ! »[1] M. Bourget, dans son consciencieux Démon de Midi, a montré l’idée de la vie double envahissant une âme au milieu de sa carrière, et la « débauchant » au sens exact du mot. M. Barrès, en une certaine mesure, aurait plutôt déposé, en avançant dans la vie, son goût de la vie double, voulu vivre en profondeur et s’ouvrir aux sentiments simples.

De là les diverses idées de vie une, artificiellement et violemment une, qui s’opposent à l’idée de vie double, — à la fois la repoussent et la mettent en valeur.

Une idée d’énergie humaine, de tension, que M. Barrès voit réalisée dans Michel-Ange et dans le génie espagnol. Si le culte du moi est une méditation infinie sur les manières d’accroître, d’élargir, d’intensifier l’homme, il est tout naturel que M. Barrès se soit plu à placer dans son cabinet de travail les figures de l’humanité héroïque créée par Michel-Ange et à vivre dans la familiarité de ces images. Mieux encore, la nature et l’humanité espagnoles, dans leur sécheresse, leur ardeur et leur âpreté, leur tendance à l’exaltation, à la nudité et au vif des sentiments, figurent sous une forme sensible et dans les paysages qui lui conviennent cette humanité. Delrio, l’amateur d’âmes, connaît tout sous la catégorie d’une nature humaine, voit dans tout des énergies vivantes, élimine de tout, comme du muscle la graisse, l’abstraction. « Il avait, et poussé jusqu’à un goût passionné, le sentiment de l’énergie humaine »[2]. « Cette exaltante Tolède, voilà la complémentaire désignée pour cet être, enfiévré au point que dans les arts il n’eût trouvé de contentement qu’auprès des violents raccourcis de Pascal et de Michel-Ange, qui eurent eux aussi l’âme solitaire et tendue ». C’est parmi de telles images que M. Barrès se fût plu à créer une Bérénice

  1. Du Sang, p. 171.
  2. Id., p. 15.