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de Tolède à laquelle Un Amateur d’Âmes eut été ce que l’Ennemi des Lois est au Jardin, — une Bérénice d’Espagne, « pays pour sauvage qui ne sait rien ou pour philosophe qui est de tout blasé sauf d’énergie »[1].

L’énergie dont les personnages de Michel-Ange, comme les torrents alpestres, paraissent les figures indéfinies et solitaires. « La chapelle des Médicis, la Sixtine sont des réservoirs d’énergie probablement immortels. Bien des philosophies qui enseignent le même individualisme seront devenues incompréhensibles, que l’on viendra ici encore se convaincre que la seule tâche noble est, par un constant effort, de se créer soi-même, jusqu’à substituer à la réalité conventionnelle, c’est-à-dire admise par le commun des hommes, sa propre conception du monde, en un mot recréer l’univers »[2]. M. Barrès, depuis, a reconnu cette conception plutôt illusoire. Il s’est plu au contraire à se sentir créer, modeler par les influences du passé, à se connaître comme un prolongement de la terre et une influence de ses morts. Lui serait-il impossible, d’ailleurs, de tourner et d’utiliser dans cet ordre l’enseignement de Michel-Ange ? Lorsque, dans un esprit tendu d’individualisme il écrit : « Ses Sibylles, ses Prophètes, sont si tragiques de fièvre parce que, dans l’avenir, ils aperçoivent des conditions où ils eussent été eux-mêmes plus beaux, plus heureux, cependant qu’ils distinguent aussi que leur sort sera de ne pas atteindre le terme de cet éternel devenir »[3]. N’oriente-t-il pas bien arbitrairement dans une direction étrangère l’esprit de la Sixtine ? Les Prophètes et les Sibylles de Michel-Ange ne sont point préoccupés d’eux-mêmes, mais d’un objet divin qui n’est pas eux. Ils annoncent, ils pensent le Christ, les uns intérieurement et les autres en une formidable proclamation. Il ne serait pas difficile de ployer leur enseignement vers cette idée d’un passage, d’une transmission, d’une tradition, comme les sources vives du traditionalisme de M. Barrès.

Puis une idée de mécanisme, de nature humaine montée, organisée, exploitée artificiellement par un ensemble de procédés que peuvent inspirer les grands mécanistes de l’âme. Comme la complexité et la systématisation, dans une philosophie de l’évolution, vont se développant parallèlement, ainsi passion et discipline intérieure croîtront

  1. Du Sang, p. 31.
  2. Id., p. 268.
  3. Id., p. 264.