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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/16

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sincères, qu’on ne voit à quels extrêmes, sinon à quelle démence il peut vous conduire ; cependant au fur et à mesure que vous devenez plus fidèle à vous-même, c’est cette direction que suit votre chemin. » J’imagine chaque homme mettant cette pensée en action : à quel degré de bonheur l’humanité ne tarderait pas à parvenir ! Mais rétif, l’homme résiste, secoue la tête, secoue l’oreille, s’en tient avec un entêtement de mule aux traditions, à la lâche habitude, au piétinement sur place, ce qui le maintient en cet état constant de mécontentement de soi qu’il témoigne, et fait de la société ce « lieu de résidence pénible et incommode » opposé à l’affirmation de Henry David Thoreau.

J’ai essayé l’enseignement que fournit Walden sur un jeune garçon qui s’éveillait à la raison. Je dois dire qu’il est doué d’une intelligence très grande, l’une des plus pleines de promesses qu’il m’ait été donné de rencontrer. Devant ce que je lui en dévoilais, ses yeux s’ouvraient, à mon regard émerveillé, sur des horizons qui se reflétaient en aurore sur sa face ; et il prit la morale de Walden pour sienne, s’avisa, grâce à elle, au seuil de la vie, de ne se laisser prendre à aucuns des rêts dans lesquels l’homme social actuel s’enchevêtre sottement et comme à plaisir, et dont l’entière société arrive à ne se pouvoir déprendre sans tout briser. Ce garçon aujourd’hui jeune homme de dix-neuf ans, ne concevrait plus de se voir servi par ses semblables, supporte à peine du sel dans ses aliments, c’est dire qu’il n’y tolère poivre ou autres épices ni condiments, ne comprend que l’eau en qualité de breuvage, s’abstient de sucre, « n’apporte pas de religion à la table plus qu’il n’y demande de bénédicité » comme il est dit dans Walden, ne fume pas, dois-je l’ajouter ? et jouit de la vie comme jamais encore je n’avais vu être humain en jouir avec tant d’amour, de confiance, d’abandon, de sûreté de soi.

Car adopter les voies de Henry David Thoreau, ce n’est pas obligatoirement prendre à son exemple une hache, et s’en aller se bâtir une cabane au bord d’un étang pour, dans la solitude, y subsister du produit d’un champ ; c’est vivre, en tous nos états de vie, dans l’obéissance à la suggestion de nos plus élevés instincts, dans le mépris de la tradition, voire de l’expérience, je n’ajoute de l’habitude ni de l’opinion, et dans le sacrifice alors, s’il le faut, de nos affections mêmes. Pour cela il ne s’agit pas d’être un « skulker », mais il s’agit d’être ce que s’est montré Henry David Thoreau, un homme doué du vrai courage viril. Courage, je suis contraint de le reconnaître, plus ardu donc à déployer que celui qui vient de faire braver à tant d’êtres humains la mort des champs de bataille ? Le bonheur est cependant à ce prix, mais il est sûr. N’en voudrons-nous pas ?

L’auteur de Walden énonçait, au milieu du XIXe siècle, une vérité qui doit