Aller au contenu

Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/113

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
111
Hellé

être, flattée dans votre orgueil d’avoir conquis ce héros invincible pour toute autre femme, vous avez pensé avec joie qu’il vous aimait d’amour… Pauvre Hellé ! la vie achève à vos dépens votre instruction.

— Que savez-vous ? Parlez !

— Vous regretterez votre insistance. J’aurais voulu attendre et vous détromper plus tard.

— Parlez, je l’exige !

— Il a fallu que vous fussiez bien… ingénue (ce qui est excusable et même honorable, à votre âge), pour ne pas comprendre qu’on guignait votre fortune. Il fallait consolider les entreprises philanthropiques et l’Avenir social ! Mais ceci ne serait rien encore. Antoine Genesvrier vous a gravement manqué de respect en introduisant chez vous cette Marie Lamirault, sa maîtresse, et l’enfant qu’il n’a pas reconnu.

Un nuage couvrit mes yeux. Je sentis mes nerfs se raidir, mon sang se figer ; mais, par une irrésistible impulsion, ma raison, mon cœur, mon instinct protestèrent :

— C’est impossible.

— Vous êtes seule à ignorer cette liaison. Marie Lamirault partageait ses bonnes grâces entre Genesvrier et Louis Florent. On me l’a dit, et je le crois. Quant à l’enfant…

— Antoine est incapable de m’avoir lâchement trompée. Je ne veux pas douter de lui.

— Vérifiez mes dires par une enquête.

Il parlait d’une voix si assurée, si triomphante, que j’eus un instant de faiblesse, Clairmont me vit blême, haletante, près de sangloter. Il ne maîtrisa plus sa colère :

— Cela vous trouble donc tant ! dit-il en me saisissant les poignets… Ah ! je ne me trompais pas ! Vous l’avez aimé, vous l’aimez !

— Moi ?

— Oui, vous l’aimez. Quelle femme êtes-vous donc ? Vous l’aimez, ce beau sire, cet excellent philanthrope, cet écrivain de génie, ce martyr !… Il fallait donc l’épouser, Hellé !

Je le repoussai, indignée :

— Je ne vous crois pas, je ne veux pas vous croire. Ce que vous faites est infâme. Allez-vous-en !

Il répétait :

— Vous l’aimez !… Imbécile que j’étais ! Dès le premier jour j’aurais dû m’en apercevoir. Vous buviez ses paroles…

— Vous n’avez pas de preuves… vous répétez d’ignobles calomnies… C’est indigne, indigne de vous.

Ivre de jalousie et de fureur, il cria :

— Vous n’êtes vraiment pas difficile, et j’aurais honte, — si je ne devais en rire. — j’aurais honte du rival que vous m’avez préféré… Il pourrait être plus séduisant, et plus jeune !… Enfin vous savez ce qu’il est, ce qu’il vaut, et qu’il ne répugne point au partage : s’il vous convient de régner sur son cœur en compagnie d’une…

— Taisez-vous, monsieur, pas un mot de plus ! Je ne suis plus votre fiancée, je suis une femme que vous insultez. Allez-vous-en !

— Prenez garde ! Si je sors, je ne rentrerai plus.

— Sortez !

Il partit en fermant violemment la porte de l’antichambre. J’entendis ses pas s’éloigner sur le gravier du jardin. Mais, au lieu de crier vers celui qui s’en allait avec les débris de mon premier rêve, je n’eus qu’une pensée, exaltée dans un sanglot :

— Antoine ne m’a pas trompée ainsi… Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible.


XXVIII


La Châtaigneraie me reçut, blessée et frémissante, entre ses murs hospitaliers. Les maisons où vécurent nos aïeux, où songea notre enfance, ont je ne sais quoi de maternel. Celui qui vient, en habits de deuil, y chercher refuge, sent la mystérieuse parenté des choses et se trouve moins orphelin.

Maurice m’avait écrit, quelques jours avant mon départ. Incapable de sentiments profonds, il n’admettait point que ces sentiments pussent exister chez les