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Hellé

autres. Tout lui semblait réparable, et il se désolait de ma rancune, en attendant qu’il s’en consolât. Je prévoyais la facile et proche guérison de cette âme légère : Maurice ne pouvait aimer et souffrir que dans ses livres, et l’amour et la douleur n’étaient guère pour lui qu’une ivresse verbale. La lecture de ses lettres confirma mon opinion. Sans rien prouver, sans rien démentir, sans paraître comprendre que sa conduite m’eût indignée à juste titre, il me priait de tout oublier ; il me traitait en enfant boudeuse qu’une flatterie apaisera. Ma colère s’était dissipée, mais l’amour était bien mort.

Je tâchai de m’en expliquer avec Maurice. Je lui écrivis que je lui pardonnais sa violence, que je n’en gardais point de ressentiment, mais que j’avais reconnu trop clairement l’antagonisme de nos caractères. Madame Marboy voulut s’interposer alors. Confidente de Maurice, elle affirma que nous étions faits l’un pour l’autre, que je devais être indulgente. « Quand vous serez mariés, écrivait-elle, l’amour arrangera tout. »

Je devinais sa pensée et je complétais ses arguments ; elle croyait à la toute-puissance de l’amour qui donne à deux jeunes gens nouvellement unis l’illusion de l’harmonie parfaite. Mais je n’ignorais pas qu’après le bref enchantement de la lune de miel, les époux redeviennent un homme et une femme différents par le caractère, les idées, les goûts. Loin d’avoir atteint à l’harmonie, ils commencent seulement à la créer, jour par jour, incertains de la réaliser jamais. Si quelques-uns y réussissent, la tâche est impossible à beaucoup d’entre eux, et c’est alors ou l’indifférence réciproque, ou l’intolérable enfer des querelles conjugales. Or, je savais par quels points mon âme resterait impénétrable à Maurice ; je savais ce que je ne pourrais accepter de lui, quels éléments d’animosité demeureraient éternels et latents, à moins que l’un de nous, le plus rusé ou le plus fort, triomphât de l’autre en l’asservissant. Je répugnais à cette domination calculée qui eût fait de Maurice un fantoche à ma merci, et, d’autre part, je ne pouvais me soumettre à un homme qui ne me fût pas supérieur.

J’écrivis à madame Marboy ; je lui ouvris mon cœur. À ma grande surprise, elle me donna tous les torts, incriminant mon orgueil, mon indifférence, la sécheresse de ma nature. Je connus avec tristesse que nous ne parlions pas la même langue, que les mots amour et mariage n’avaient pas pour nous le même sens. Elle subissait l’antique influence de l’éducation qui fait la femme respectueuse de l’homme parce qu’il est l’homme, acceptant de la même main les caresses et le joug. Ce que j’appelais dignité humaine, sentiment légitime de la personnalité, elle l’appelait orgueil. Ce que j’appelais véritable harmonie, elle l’appelait rêverie creuse et ridicule chimère. Je jugeais Maurice sans malveillance, mais je l’estimais à sa valeur exacte. Il n’était point de ma race. Je ne pouvais l’aimer.

Quand madame Marboy comprit que la rupture était définitive, elle n’insista plus, mais elle ne put dissimuler son mécontentement. J’étais une égoïste, une exaltée. Je n’étais plus la fille de son cœur.

Ce fut alors que je partis pour la Châtaigneraie. Quand le train qui m’emportait s’ébranla, je me sentis affreusement seule, tous les liens de famille et d’amitié étant rompus. Je songeais à Genesvrier… Hélas ! les insinuations de Maurice, malgré moi, troublaient mon âme et paralysaient ma volonté. Je ne voulais ni voir Antoine, ni lui écrire avant d’avoir conquis la sérénité ou la résignation.

Durant de longs jours je créai en moi une paix factice par une vie presque conventuelle. Mon oncle avait laissé quelques livres dans une caisse heureusement respectée des rats. C’étaient des éditions sans valeur de classiques français et latins, les mêmes qui avaient servi pour mes études. La nuit, pendant que gémissait le vent d’hiver, j’essayais de retrouver mes émotions d’adolescente. Mais je ne tardais pas à connaître l’artifice de mon effort. Ma volonté se détendit. Je sombrai dans le rêve.