Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/254

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sivement chacun de ceux auxquels elle s’applique, au vagabondage et à la misère aussi bien qu’à la liberté.

Ceci suffit pour expliquer ce qui se passe dans nos colonies.

On voit, par les dépêches de MM. les gouverneurs, que, parmi les trente-quatre mille esclaves[1] qui ont été affranchis depuis 1850, il n’y en a eu qu’un très-petit nombre qui se soient livrés au travail. Aucun ne s’est adonné aux travaux de l’agriculture, travaux particulièrement déshonorés aux yeux des noirs, parce qu’ils n’ont jamais été entrepris et ne sont encore suivis que par des esclaves. « Qui ne connaît, dit le conseil privé de la Guadeloupe, que le passé du travail a compromis son avenir ? Qui ne connaît la répugnance du travail libre pour la continuation du travail esclave ? Qui ne conçoit enfin que la mise en présence de ces deux sortes de travail est une contradiction et un obstacle au but qu’on doit se proposer, celui de réhabiliter, par la liberté, la culture de la terre, déshonorée par l’esclavage ? »

3o Toute émancipation graduelle a d’ailleurs pour effet inévitable de mener par un chemin très-court à une émancipation complète.

On en a un exemple bien récent et bien frappant dans ce qui vient de se passer dans les colonies anglaises. Une partie des nègres devait arriver à la liberté complète deux ans avant l’autre. Dès que le terme est arrivé pour les premiers, il a fallu l’avancer pour les seconds ; et tous ont pris en même temps possession de l’indépendance.

On peut affirmer sans crainte qu’il eu sera ainsi dans tous les pays qui voudront suivre cette même voie.

Lorsqu’au moyen du système de l’émancipation graduelle un grand nombre de nègres sont arrivés à la liberté, il devient comme impossible de garder les autres dans la servitude. Comment faire travailler le noir libre à côté du noir esclave ? Comment maintenir l’esclave dans l’obéissance en présence et au milieu de noirs libres ? Comment faire supporter la règle de la servitude, quand l’exception de la liberté devient très-fréquente, et que la dure loi de l’esclavage, détruite en principe pour tous, n’existe plus que temporairement et partiellement, pour quelques-uns.

On en arrive donc toujours à émanciper à la fois une multitude d’esclaves, mais on y arrive malgré soi, sans le savoir, sans pouvoir

  1. Voyez aussi les Considérans de l’ordonnance du 11 juin 1839.