Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/255

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fixer son moment, sans préparer ses voies ; on y arrive avec une autorité affaiblie, et quand une partie de la population noire a déjà pris des habitudes d’oisiveté et de désordre qui en rendent le gouvernement difficile et la moralisation presque impraticable.

À ces difficultés premières et générales, il faut ajouter une foule de difficultés spéciales et secondaires, qui se découvrent dès qu’on vient à examiner attentivement les différents systèmes d’émancipation graduelle qui, jusqu’à présent, ont été proposés ou mis en pratique.

En 1831, une ordonnance royale vint détruire presque toutes les anciennes barrières qui entravaient le droit d’affranchir. Depuis cette époque, on a affranchi chaque année, soit par intérêt, soit par caprice, plusieurs milliers de noirs. La plupart de ces affranchis étaient des esclaves âgés ou sans valeur, ou bien des personnes jeunes et valides, que des préférences peu honorables faisaient introduire dans la société libre sans moyens assurés d’y pourvoir honnêtement à leurs besoins. Le résultat de cette ordonnance a donc été de faire arriver à la liberté la portion la moins morale et la moins valide de la population noire, tandis que la partie la plus respectable et la plus propre au travail restait dans la servitude.

L’honorable M. de Tracy a indiqué une autre voie : il propose de donner à l’esclave le droit absolu d’acheter sa liberté, moyennant un certain prix fixé d’avance par l’État.

Ce système amène naturellement des effets tout contraires à ceux qui viennent d’être signalés. Les plus forts, les plus jeunes, les plus laborieux, les plus industrieux des esclaves, arriveront assurément à la liberté ; les femmes, les enfants, les vieillards, les hommes déréglés ou paresseux resteront seuls dans les mains du maître. Ce résultat est, jusqu’à un certain point, plus moral ; mais il présente aussi de grands périls.

Il est à craindre que, réduit à des agents faibles ou impuissants, l’atelier ne soit bientôt désorganisé ; le travail forcé deviendra improductif, sans qu’on ait réhabilité et organisé le travail libre.

Il est vrai que le principe du rachat forcé existe depuis très-longtemps dans les colonies espagnoles, et qu’il ne paraît point y avoir produit de si fâcheux effets.

Mais il est de notoriété publique dans le Nouveau-Monde, que l’esclavage a toujours eu, chez les Espagnols, un caractère particulier