Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/29

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germes dangereux dont le pouvoir absolu pouvait sortir. La philosophie nouvelle, en soumettant au seul tribunal de la raison individuelle toutes les croyances, avait rendu les intelligences plus indépendantes, plus fières, plus actives, mais elle les avait isolées. Les citoyens allaient bientôt s’apercevoir que désormais il leur faudrait beaucoup d’art et d’efforts pour se réunir dans des idées communes, et qu’il était à craindre que le pouvoir ne vînt enfin à les dominer tous, non parce qu’il avait pour lui l’opinion publique, mais parce que l’opinion publique n’existait pas.

Ce n’était pas seulement l’isolement des esprits qui allait être à redouter, mais leurs incertitudes et leur indifférence ; chacun cherchant à sa manière la vérité, beaucoup devaient arriver au doute, et avec le doute pénétrait naturellement dans les âmes le goût des jouissances matérielles, ce goût si funeste à la liberté et si cher à ceux qui veulent la ravir aux hommes.

Des gens qui se croyaient et qu’on reconnaissait tous également propres à chercher et à trouver la vérité par eux-mêmes, ne pouvaient rester longtemps attachés à des conditions inégales. La révolution française avait, en effet, détruit tout ce qui restait des castes et des classes ; elle avait aboli les privilèges de toute espèce, dissous les associations particulières, divisé les biens, répandu les connaissances, et composé la nation de citoyens plus semblables par leur fortune et leurs lumières que cela ne s’était encore vu dans le monde. Cette grande similitude des intérêts et des hommes s’opposait à ce que la