Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/515

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Ce serait consumer inutilement le temps de la Chambre et le nôtre, que de rechercher par combien de différences les colonies militaires de l’Autriche et de la Russie s’éloignent des camps agricoles dont parle le projet. Nous nous bornerons à signaler les trois principales.

La première, c’est que, dans ces deux pays, on n’a pas eu l’idée de fonder une société civile à l’aide de l’armée, mais bien de véritables sociétés militaires, entièrement soumises à la discipline militaire, et conservant à perpétuité ce caractère et cette puissance[1] . La seconde, c’est que, pour former ces sociétés, on n’a point eu à placer d’abord le soldat dans des lieux incultes et déserts, et à attirer ensuite près de lui une compagne et une famille ; on a trouvé la population déjà installée sur le sol, on s’est borné à cantonner des régiments au milieu d’elle, ou à la façonner elle-même à une organisation militaire.

La troisième, enfin, c’est que les populations qu’on soumettait à cette condition subissaient déjà auparavant le joug du servage ou vivaient dans une demi-barbarie, de telle sorte qu’il n’y avait pour elles, dans l’état exceptionnel qu’on leur imposait, rien de bien nouveau ni de très-difficile à supporter. Elles s’y prêtaient sans peine, et n’offraient aucune de ces résistances et de ces obstacles que les peuples libres ou civilisés n’auraient pas manqué d’opposer à des transformations de cette espèce.

Les concessions de terres promises par la loi du 1° floréal an XI aux militaires mutilés ou blessés dans la guerre de la liberté (ce sont les termes de la loi[2]) ne ressemblent en rien non plus, quoi

  1. Dans les colonies militaires de l'Autriche, par exemple , telles que les décrit un Mémoire très-curieux, adressé à l'empereur Napoléon en 1809, et dont la Commission a reçu la communication, la propriété foncière est inaliénable, et appartient non aux individus, mais aux familles. Chaque famille mange en commun ; tous ses membres sont habillés de la même manière ; le colonel est tout à la fois 'l'administrateur et le juge. Le paysan ne peut disposer des fruits de sa terre ; il lui faut une permission pour vendre un veau ou un mouton ; il n’est pas maître d’ensemencer ses champs ou de les laisser en friche ; il ne peut sortir des limites de la colonie sans y être autorisé. Cette discipline est rigoureusement maintenue à l’aide du bâton .
  2. Voir la loi du 1° floréal an XI, les arrêtés des 20 prairial an XI, 30 nivôse et 15 floréal an XII.