Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/516

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qu’en dise l’exposé des motifs, à l’établissement qu’on se propose. Il ne s’agissait point, dans le plan de l’Empereur, d’établir les soldats sur des terres incultes, situées loin de la France, sous un climat différent et dans un pays barbare, mais de leur distribuer, comme supplément de retraite, des champs cultivés, situés dans des contrées peuplées et riches ; ces camps, quoique placés ainsi dans d’excellentes conditions économiques, ont peu prospéré ; comme institutions militaires, ils ont eu encore moins de succès. Bien que les vétérans qui les habitaient eussent été maintenus sous une sorte de discipline et contraints à porter l’uniforme, il paraît certain que, lors de l’invasion de 1814, ils n’ont rendu que très-peu de services ; c’est du moins ce que plusieurs témoins oculaires ont attesté. Ces anciens soldats devenus laboureurs avaient si bien pris, en peu d’années, les habitudes, les idées et les goûts de la vie civile, qu’ils étaient devenus presque étrangers et impropres aux travaux de la guerre, et ne s’y livrèrent qu’avec une certaine répugnance et peu d’efficacité.

Le seul plan de colonisation militaire qui se rapproche eu quelques points des idées reproduites par le projet de loi, est celui qu’on a retrouvé dans les papiers de Vauban, qui a été tracé par lui il y a précisément cent quarante-huit ans (28 avril 1699), et qu’on a publié depuis.[1] Vauban propose, dans cet écrit, d’envoyer au Canada plusieurs bataillons destinés, non à défendre le pays, mais à le coloniser. Suivant lui, ces bataillons devraient commencer par cultiver la terre en commun ; au bout d’un certain temps, chaque soldat devait devenir propriétaire, et la société perdre peu à peu la plus grande partie de sa physionomie militaire.

Il est inutile de faire remarquer que les soldats dont Vauban vou-

  1. Ce Mémoire, écrit le 28 avril 1099, est intitulé ; Moyen d' établir nos colonies d' Amérique, et de les accroître en peu de temps . Rien n’égale le soin minutieux avec lequel Vauban, suivant son usage, entre dans les moindres détails d’exécution que son plan comporte. Il prend le soldat au régiment, le conduit au port d’embarquement, et indique tous les approvisionnements dont il conviendra de le pourvoir, opération très-essentielle, dit-il, à laquelle devra présider an commissaire du roi qui ne soit pas un fripon. Il suit de là les bataillons en Amérique, et décrit très au long toutes les transformations à travers lesquelles les soldats doivent passer avant de se dépouiller de tout caractère militaire et de devenu-, comme il le dit, des bourgeois.