Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol12.djvu/118

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Elles gardaient prudemment leur blessure ouverte de tout attouchement douloureux. Tout : une voiture qui passait rapidement dans la rue, le souvenir d’un dîner, la question d’une bonne sur une robe qu’il fallait préparer, ou, pis encore, un mot de compassion peu sincère, faible, tout agaçait maladivement leur blessure, leur semblait une offense, et troublait ce silence nécessaire dans lequel toutes les deux tâchaient d’écouter le chœur grave, terrible qui, dans leur imagination, ne cessait pas encore et les empêchait de regarder profondément dans ce lointain infini qui, pour un moment, s’ouvrait devant elles.

Par contre, en tête à tête elles ne se sentaient pas offensées et souffrantes. Elles causaient très peu entre elles et si elles parlaient c’était de choses insignifiantes : l’une et l’autre évitaient également d’évoquer quoi que ce fût ayant trait à l’avenir. Admettre la possibilité d’un avenir quelconque leur semblait une offense à sa mémoire. Avec une prudence encore plus grande, elles omettaient de leurs conversations tout ce qui avait quelque rapport au défunt. Il leur semblait que ce qu’elles avaient vécu et senti ne pouvait s’exprimer par des paroles. Il leur semblait que chaque évocation par les paroles des détails de sa vie violait la majesté et la sainteté du mystère qui s’était accompli sous leurs yeux.

Les réticences perpétuelles dans leurs conversa-