Page:Tolstoï - Œuvres complètes vol1.djvu/121

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me retournai vers elle, mais si brusquement que nos têtes se cognèrent. Elle sourit tristement, et, très fort, très fort, m’embrassa une dernière fois.

Quand nous fûmes déjà à quelques sagènes[1], je me décidai à la regarder. Le vent soulevait le fichu bleu-ciel qui couvrait sa tête. En baissant la tête et le visage caché dans ses mains, elle montait lentement le perron. Foka la soutenait.

Papa, assis près de moi, ne disait rien ; mais je m’engouais de mes larmes, et quelque chose me serrait si fortement la gorge que je craignais d’étouffer… En tournant sur la grand’route, nous aperçûmes un mouchoir blanc, que quelqu’un agitait du balcon. Je fis de même avec le mien, et ce mouvement me calma un peu. Je continuai à pleurer, et la pensée que mes larmes décelaient ma sensibilité, me consolait et me faisait plaisir.

Au bout d’une verste[2], je m’assis plus commodément, et avec une attention opiniâtre, je me mis à examiner les objets les plus rapprochés de moi — la croupe du cheval qui courait de mon côté… Je regardais comme ce cheval bai agitait sa queue, comme il trottait d’un pied sur l’autre, comme le fouet du postillon le cinglant, il levait ensemble ses quatre pattes. Je regardais comment les harnais sautaient sur lui, et les anneaux sur

  1. Une sagène vaut 2 mètres 15 cent.
  2. Une verste vaut 500 sagènes.