Page:Tolstoï - Œuvres complètes vol1.djvu/207

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

honte à me rappeler cette tristesse, parce qu’elle était toujours unie à un certain sentiment d’amour-propre : tantôt le désir de montrer que j’étais attristé plus que tous, tantôt la préoccupation de l’effet que je produisais sur les autres, tantôt une curiosité sans but qui me faisait faire des observations sur le bonnet de Mimi et les physionomies des assistants. Je m’en voulais de ne pas éprouver rien qu’un sentiment de douleur, et je tâchais de cacher tous les autres : aussi ma tristesse n’était elle ni franche, ni naturelle.

En outre, j’éprouvais un certain plaisir à penser que j’étais malheureux ; je m’efforçais d’augmenter la conscience de mon malheur, et ce sentiment égoïste, plus que tous les autres, étouffait en moi le vrai chagrin.

Cette nuit-là, je dormis d’un sommeil profond et tranquille, comme il arrive toujours après un très vif chagrin. Je m’éveillai, les larmes taries, les nerfs calmés. À dix heures, on m’appela pour le service célébré avant la levée du corps. La chambre était pleine de domestiques et de paysans qui, tout en larmes, venaient dire adieu à leur maîtresse. Pendant le service, je pleurai comme il convient, je fis les signes de croix et m’inclinai jusqu’à terre, mais je ne priais pas dans l’âme, et j’étais assez indifférent ; j’étais occupé de l’habit neuf que je portais et qui me gênait fort sous l’aisselle. Je veillais à ne pas trop salir mes pantalons, en me mettant à ge-