Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/138

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« Je comprends qu’il souffre : le coupable doit plus souffrir que l’innocent, s’il sent qu’il est la cause de tout le mal, dit-elle ; mais comment puis-je pardonner ? comment puis-je être sa femme après elle ? Vivre avec lui dorénavant sera d’autant plus un tourment que j’aime toujours mon amour d’autrefois… »

Les sanglots lui coupèrent la parole, mais, comme un fait exprès, sitôt qu’elle se calmait un peu, le sujet qui la blessait le plus vivement lui revenait aussitôt à la pensée.

« Elle est jeune, elle est jolie, continua-t-elle. Par qui ma beauté et ma jeunesse ont-elles été prises ? Par lui, par ses enfants ! J’ai fait mon temps, tout ce que j’avais de bien a été sacrifié à son service : maintenant une créature plus fraîche et plus jeune lui est naturellement plus agréable. Ils ont certainement parlé de moi ensemble ; pis que cela, ils m’ont passée sous silence, conçois-tu ? » Et son regard s’enflammait de jalousie.

« Que viendra-t-il me dire après cela ? pourrai-je d’ailleurs le croire ! Jamais. Non, tout est fini pour moi, tout ce qui constituait la récompense de mes peines, de mes souffrances… Le croirais-tu ? tout à l’heure je faisais travailler Grisha ? Jadis c’était une joie pour moi : maintenant c’est un tourment. Pourquoi me donner ce souci ? pourquoi ai-je des enfants ? Ce qu’il y a d’affreux, vois-tu, c’est que mon âme tout entière est bouleversée ; à la place de mon amour, de ma tendresse, il n’y a que de la haine, oui, de la haine. Je pourrais le tuer et…