Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/526

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ment, effacée par la torture du cruel souvenir que la rencontre d’un homme qu’il n’avait pas revu depuis son malheur, réveillait en lui. Elle lui apparut tout à coup, ou du moins ce qui restait d’elle, lorsque, entrant comme un fou dans la caserne, près du chemin de fer, où on l’avait transportée, il aperçut son corps ensanglanté, étendu sans pudeur aux yeux de tous ; la tête intacte, avec ses lourdes nattes et ses boucles légères autour des tempes, était rejetée en arrière, les yeux à demi clos ; les lèvres entr’ouvertes semblaient prêtes à proférer encore leur terrible menace, et lui prédire, comme à leur dernière entrevue, « qu’il se repentirait ».

Il avait beau depuis lors évoquer leur première rencontre, à la gare aussi ; chercher à la revoir dans sa beauté poétique et charmante, alors que, débordant de vie et de gaieté, elle allait au-devant du bonheur et savait le donner : c’était son image irritée et animée d’un implacable besoin de vengeance, qu’il revoyait toujours, et les joies du passé en restaient empoisonnées à jamais… Un sanglot ébranla tout son être !

Après un moment de silence, le comte s’étant remis échangea encore quelques paroles avec Kosnichef sur l’avenir de la Serbie, puis, au signal du départ, les deux hommes se séparèrent.


CHAPITRE VI


Serge Ivanitch, ne sachant pas quand il lui serait possible de partir, n’avait pas voulu s’annon-