Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/172

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jolie, si jolie même qu’en se voyant elle se sentit pénétrée d’une amoureuse langueur.

« Mon Dieu, si au moins il était ici !… Je ne me serais pas contentée de l’embrasser, comme je faisais alors avec la timidité que me causait une sensation si nouvelle pour moi… Non, non, je l’aurais entouré de mes bras, je me serais serrée contre son cœur, je l’aurais forcé à plonger dans mes yeux ses regards pénétrants, ses regards que je vois là vivants devant moi, » se disait-elle… « Et que m’importent sa sœur et son père ! C’est lui, lui seul que j’aime, sa figure, son regard, son sourire d’homme et d’enfant tout à la fois !… Il vaut mieux ne pas y penser, il vaut mieux l’oublier pour un certain temps…, car autrement je ne supporterais jamais cette attente… » Et elle se détourna de la glace, retenant avec peine ses sanglots : « Comment Sonia peut-elle aimer Nicolas avec cette placide tranquillité ? Comment peut-elle attendre avec cette constance inébranlable ? Je ne lui ressemble pas, je suis toute différente !… » Et elle regarda fixement son amie, qui venait à elle, en jouant avec un éventail.

Dans ce moment d’émotion et de tendresse contenues, il ne lui suffisait plus d’aimer et de se savoir aimée : elle sentait le besoin irrésistible de se suspendre au cou de celui qu’elle aimait, et d’entendre tomber de ses lèvres les paroles d’amour dont son cœur débordait. Pendant leur trajet, assise à côté de son père, elle suivait des yeux les réverbères qui scintillaient à travers les vitres gelées, oubliant ce qui l’entourait et s’abandonnant de plus en plus à une mélancolie pleine de rêves et d’amour. Leur voiture entra dans la file, et arriva tout doucement, au bruit des roues qui grinçaient sur la neige, devant le péristyle du théâtre ; relevant leurs robes de la main droite, Natacha et Sonia sautèrent légèrement à terre, pendant que le comte descendait de la calèche, en se faisant soutenir par ses gens. Tous trois traversèrent tant bien que mal le flot du public qui arrivait du dehors, sans prendre garde aux offres des crieurs d’affiches, et sans se préoccuper des préludes de l’orchestre qu’on entendait vaguement à travers les portes closes.

« Nathalie, tes cheveux ! murmura Sonia, pendant que le « capeldiener[1] » leur ouvrait avec empressement leur bai-

  1. Domestique de la cour, employé dans les théâtres impériaux. (Note du trad.)