Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/363

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ce que pensait la princesse Marie en adoptant instinctivement dans cette circonstance les opinions et les sentiments de son frère et de son père ; car n’était-elle pas leur représentant, et ne devait-elle pas se conduire comme ils se seraient conduits eux-mêmes ? Comme elle cherchait à se rendre un compte exact de sa situation, les exigences de la vie, la nécessité, le désir même de vivre, qu’elle croyait à jamais éteint en elle par la mort de son père, l’envahirent soudain avec une violence toute nouvelle.

Émue, agitée, elle appelait et questionnait tour à tour le vieux Tikhone, l’architecte et Drone, mais personne ne savait si Mlle Bourrienne avait dit vrai au sujet du voisinage des Français. L’architecte, à moitié endormi, se borna à sourire et à répondre vaguement sans exprimer son opinion, selon l’habitude qu’il avait prise pendant les quinze années passées au service du vieux prince. La figure épuisée et fatiguée de Tikhone portait l’empreinte d’une douleur profonde ; il répondit, avec une obéissance passive, à toutes les questions de la princesse Marie, dont la vue redoublait son chagrin. Enfin Drone entra dans l’appartement, et, la saluant jusqu’à terre, s’arrêta sur le seuil de la porte.

« Dronouchka… » lui dit-elle, en s’adressant à lui comme à un vieil et fidèle ami, car n’était-ce pas ce bon Dronouchka qui, lorsqu’elle était encore enfant, lui rapportait son pain d’épice chaque fois qu’il allait à la foire de Viazma, et le lui remettait en souriant… « Dronouchka, aujourd’hui, après le malheur qui… » Elle s’arrêta suffoquée par l’émotion.

« Nous marchons tous sous l’égide de Dieu, dit Drone avec un soupir.

— Dronouchka, reprit-elle avec effort, Alpatitch est absent, je n’ai personne à qui m’adresser, dis-moi, est-ce vrai, on m’assure que je ne puis pas partir ?

— Pourquoi ne partirais-tu pas, Excellence ?… On peut toujours partir !

— On m’a assuré qu’il y avait du danger à le faire, à cause de l’ennemi, et moi, mon ami, je ne sais rien, je ne comprends rien, je suis seule… et cependant je tiens à quitter Bogoutcharovo sans retard, cette nuit ou demain au petit jour. »

Drone garda le silence, et lui lança un regard à la dérobée.

« Il n’y a pas de chevaux, je l’ai dit tantôt à Jakow Alpatitch.

— Pourquoi n’y en a-t-il pas ?