Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/364

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— C’est Dieu qui nous punit. Les uns ont été enlevés par les troupes, les autres sont morts, c’est une mauvaise année… Et ce n’est rien encore que les chevaux, pourvu que nous ne crevions pas de faim !… On reste parfois trois jours sans manger. On n’a plus rien, on est ruiné !

— Les paysans sont ruinés ?… Ils n’ont plus de blé ? demanda la princesse Marie, qui l’écoutait avec surprise.

— Il n’y a plus qu’à mourir de faim, reprit Drone : quant à des charrettes, il n’y en a pas.

— Mais pourquoi ne pas m’en avoir prévenue, Dronouchka ? Ne peut-on les secourir ? Je ferai mon possible… »

Il lui paraissait si étrange de se dire qu’au moment où son cœur débordait de douleur, il y avait des gens pauvres et des gens riches vivant côte à côte, et que les riches ne secouraient pas les pauvres ! Elle savait confusément qu’il y avait toujours du blé en réserve, et que l’on distribuait parfois ce blé aux paysans ; elle savait aussi que ni son frère ni son père ne l’auraient refusé à leurs serfs, et elle était prête à prendre sur elle la responsabilité de cette décision :

« Nous avons ici, n’est-ce pas, du blé appartenant au maître, à mon frère ? poursuivit-elle, désireuse de connaître le véritable état des choses.

— Le blé du maître est intact, reprit Drone avec orgueil : le prince avait défendu de le vendre.

— Si c’est ainsi, donne aux paysans ce qu’il leur faut, je t’y autorise au nom de mon frère. » Drone soupira pour toute réponse. « Donne-le-leur tout s’il le faut, et dis-leur, au nom de mon frère, que ce qui est à nous est à eux. Nous n’épargnerons rien pour les aider, dis-le-leur. »

Drone l’avait regardée sans mot dire.

« Au nom de Dieu, relève-moi de mon emploi, notre petite mère, s’écria-t-il enfin. Ordonne-moi de rendre les clefs, j’ai servi honnêtement pendant vingt-trois ans… Reprends les clefs, je t’en supplie ! »

La princesse Marie, étonnée, ne comprenant rien à sa requête, l’assura que jamais elle n’avait douté de sa fidélité, qu’elle ferait tout son possible pour lui et les paysans, et le congédia sur cette promesse.