Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/303

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des chevaux ; les bais et les bruns semblaient également noirs, leurs cous s’étaient étrangement amincis sous leurs crinières mouillées, et une épaisse buée s’échappait de leur croupe et leur encolure. Les cavaliers, leurs selles, leurs brides, tout ruisselait d’eau, et avait pris l’apparence triste et flétrie de la terre et des feuilles mortes dont elle était couverte. Les hommes se tenaient immobiles, les bras serrés contre le corps, pour empêcher, autant que possible, un nouveau courant de s’infiltrer sous leurs vêtements ; au milieu d’eux, deux fourgons, attelés de chevaux français portant des selles cosaques, tressautaient sur les branches sèches et les racines, et clapotaient dans l’eau des ornières. Le cheval de Denissow se porta de côté pour éviter une mare, et Denissow se heurta le genou contre un arbre.

« Eh, que diable ! » s’écria Denissow en colère… et, donnant à sa monture deux ou trois coups de fouet, il s’éclaboussa, lui et ses compagnons. Mouillé, affamé, et surtout impatienté de n’avoir pas de nouvelles de Dologhow, et de ne pas voir revenir celui qu’il avait envoyé en avant : « Il ne se représentera jamais une occasion pareille, se disait-il. Attaquer seul, serait trop risquer, et si je remets la partie à un autre jour, un des détachements m’enlèvera le convoi sous le nez… » Et il ne cessait de regarder au loin, dans l’espoir d’apercevoir enfin le messager de Dologhow.

Débouchant tout à coup dans une clairière d’où l’on avait une large échappée de vue sur la droite, Denissow s’arrêta :

« Voici quelqu’un ! » dit-il.

L’essaoul[1] regarda dans la direction indiquée : « Ils sont deux, dit-il, un officier et un cosaque, et il n’est pas à supposer, poursuivit l’essaoul, qui aimait à employer des mots peu usités entre eux, que ce soit le lieutenant-colonel ? »

Les cavaliers qu’ils avaient aperçus descendirent la montagne, se dérobèrent un moment derrière un repli de terrain et ne tardèrent pas à reparaître. L’officier, les cheveux au vent, les vêtements transpercés, les pantalons remontés jusqu’à mi-jambe par la course qu’il venait de faire, talonnait son cheval fatigué. Un cosaque le suivait au trot, debout sur ses étriers. Cet officier était un tout jeune garçon, aux joues colorées et aux yeux vifs et brillants ; arrivé près de Denissow, il lui remit un pli tout mouillé.

  1. Capitaine de cosaques. (Note du trad.)