Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/319

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« Dieu merci, s’écria-t-il, Dieu merci !… Mais que le diable t’emporte ! s’écria-t-il en interrompant le récit exalté de Pétia. Grâce à toi, je n’ai pas dormi ; va-t’en te coucher, nous aurons encore le temps de faire un somme.

— Je n’ai pas envie de dormir, répondit Pétia ; je me connais : si je m’endors, je ne pourrai plus me réveiller, et puis, je n’ai pas l’habitude de dormir avant la bataille. »

Il resta donc quelque temps dans la cabane à repasser les détails de sa course aventureuse et à rêver au lendemain, et, quand il vit Denissow endormi, il sortit pour prendre l’air.

Il faisait nuit au dehors : quelques rares gouttes de pluie tombaient encore : on entrevoyait çà et là les silhouettes des tentes des cosaques et de leurs chevaux attachés au piquet ; un peu plus loin se dessinait indistinctement le contour de deux fourgons attelés, et tout au fond du ravin un feu s’éteignait lentement. Parmi les cosaques et les hussards, plusieurs ne dormaient pas ; on distinguait le murmure de leurs voix et le bruit que faisaient les chevaux en mangeant. Pétia se dirigea vers les fourgons, près desquels se trouvaient les chevaux sellés. Il reconnut le sien, un bon petit cheval de Petite-Russie.

« Eh bien, Karabach, mon ami, dit-il en lui passant la main sur les naseaux et en l’embrassant… Eh bien, nous ferons de la besogne demain.

— Eh quoi, bârine, vous ne dormez pas ? dit un cosaque qui était assis près des fourgons.

— Non, Likhatchow ; c’est ton nom, n’est-ce pas ? Je viens de rentrer : nous sommes allés faire une visite aux Français. »

Pétia lui raconta en détail non seulement son expédition, mais encore pourquoi il y avait pris part, et comment, à son avis, il valait mieux risquer sa vie que de laisser aller les autres à l’aventure.

« Mais dormez donc un peu, lui dit le cosaque.

— Non, je n’en ai pas l’habitude… À propos, vos pierres à fusil sont-elles en bon état ? J’en ai apporté avec moi, si tu en as besoin, tu peux en prendre. »

Le cosaque sortit sa tête de dessous le fourgon pour examiner Pétia de plus près.

« Je te le propose parce que je suis habitué à tout faire avec exactitude, poursuivit celui-ci. Les autres font tout à la diable, ne préparent rien et le regrettent ensuite ; je n’aime pas cela, moi !