Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/320

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— C’est vrai, murmura le cosaque.

— Et puis, je t’en prie, mon ami, repasse-moi un peu mon sabre, il est émou… Pétia s’arrêta au moment où il allait dire un mensonge, car le sabre n’avait jamais été aiguisé. Peux-tu me le repasser ?

— Pourquoi pas ? On peut. »

Likhatchow se leva, fouilla dans les bâts ; et Pétia grimpa sur le fourgon pour mieux suivre le travail du cosaque. « Est-ce qu’ils dorment, les camarades ? lui demanda-t-il.

— Les uns dorment, les autres non.

— Et le gamin où est-il ?

— Vessennï. Il s’est jeté dans un coin à l’entrée de la cabane et s’est endormi de peur. »

Pétia garda longtemps le silence, en prêtant l’oreille à tous les bruits ; des pas se firent tout à coup entendre, et une ombre se dressa devant lui.

« Qu’est-ce que tu aiguises donc là, toi ? demanda le nouveau venu.

— Mais voilà, j’aiguise un sabre pour le bârine.

— Bonne idée, dit l’homme, qui était un hussard… Dis donc, n’est-il pas resté une écuelle ici chez vous ?

— Elle est là près de la roue.

— Il va faire bientôt jour, » ajouta le hussard, et, prenant l’écuelle, il s’éloigna en s’étirant.

Les rêveries de Pétia l’avaient, en attendant, transporté dans un monde féerique où rien ne rappelait la réalité. Cette grande tache noire, qu’il voyait à quelques pas, était-elle véritablement la maison du garde, ou bien n’était-ce pas une caverne conduisant dans les entrailles de la terre ? et cette lueur rougeâtre, l’œil unique d’un monstre géant, fixé sur lui ?… Était-ce bien aussi un fourgon sur lequel il était assis, ou plutôt une haute tour, de laquelle, s’il venait à tomber, il prendrait son vol pendant un jour, un mois peut-être, sans atteindre le sol. Il regarda le ciel ; l’aspect en était aussi féerique que celui de la terre : les nuages, emportés par le vent, couraient au-dessus de la cime des arbres, et laissaient à découvert des myriades d’étoiles dans cet infini sans fond, qui tantôt semblait s’élever, à perte de vue, au-dessus de sa tête, et tantôt s’abaisser jusqu’à portée de la main. Il ferma involontairement les yeux, et, cédant au sommeil, il vacilla de droite et de gauche. La pluie tombait toujours, les ronflements des soldats endormis se mêlaient aux hennissements des che-