Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/346

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pressait à lui faire mal, elle la regarda longtemps d’un air égaré.

« Natacha, tu m’aimes ? lui dit-elle tout bas d’une voix confiante… Tu ne me tromperas pas, tu me diras la vérité ? »

Les yeux de Natacha, voilés de larmes, semblaient implorer son pardon.

« Mère chérie ! » dit-elle en employant tout son amour filial à soulager sa mère d’une part de son terrible malheur, pendant que celle-ci, impuissante à conjurer l’horrible réalité, s’obstinait à repousser l’idée qu’elle pouvait encore vivre, lorsque son fils bien-aimé venait d’être tué à la fleur de l’âge, et elle retombait dans le monde du délire pour fuir la fatale vérité.

Natacha n’aurait pu dire comment se passèrent cette première nuit et la journée qui suivit. Elle ne dormit pas, et ne quitta pas sa mère d’une minute. Son affection, tenace et patiente, ne cherchait ni à consoler ni à expliquer, mais enveloppait la pauvre affligée d’effluves de tendresse qui étaient comme un appel à la vie. La troisième nuit, profitant d’un moment d’assoupissement de sa mère, elle venait de fermer les yeux en appuyant sa tête sur le bras du fauteuil, lorsque, à un craquement du lit, elle les rouvrit tout à coup, et vit la malade, assise sur son séant, parlant tout bas :

« Comme je suis heureuse de ton retour !… Tu es fatigué ?… veux-tu du thé ? »

Natacha s’approcha.

« Comme te voilà grand et beau ! » poursuivit la comtesse en prenant la main de sa fille…

— Maman, à qui parlez-vous ?

— Natacha, il est mort, mort !… Je ne le verrai plus ! » Alors, se jetant au cou de sa fille, elle fondit en larmes pour la première fois.

III

Sonia et le vieux comte essayaient en vain de remplacer Natacha ; elle était décidément la seule qui pût arrêter sa mère sur la pente d’un désespoir voisin de la folie. Pendant trois semaines elle resta constamment auprès d’elle, sommeillant à ses côtés dans un fauteuil : elle lui donnait à boire, à manger, et ne cessait de lui adresser de douces et tendres paroles.