Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/347

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La blessure de cette pauvre âme ne pouvait se cicatriser. La mort de Pétia avait emporté la meilleure part de sa vie. Un mois plus tard, cette femme, que la nouvelle de la mort de son fils avait trouvée portant légèrement et avec vigueur ses cinquante ans, sortit de sa chambre, vieille, à moitié morte, et ne prenant plus aucun intérêt à l’existence. Ce coup, qui l’avait terrassée, arracha au contraire sa fille à sa léthargie. Natacha avait cru que sa vie était finie lorsque son affection pour sa mère lui démontra que l’essence de son être, c’est-à-dire l’amour, était encore vivace en elle, et, l’amour une fois réveillé dans son âme, elle revint à la vie.

Les derniers jours du prince André avaient déjà lié Natacha et la princesse Marie ; ce nouveau malheur les rapprocha davantage. Cette dernière avait remis son départ ; elle soigna avec dévouement Natacha, dont les forces physiques avaient été soumises à une trop rude épreuve dans la chambre de sa mère, et qui était tombée malade à son tour. S’apercevant un jour qu’elle avait le frisson, la princesse Marie voulut qu’elle vînt chez elle, la coucha sur son lit, baissa les stores, et allait la quitter, lorsque Natacha la rappela.

« Je n’ai pas sommeil, Marie, reste avec moi.

— Mais tu es fatiguée, dors.

— Non, non, pourquoi m’as-tu emmenée ?… Elle me demandera.

— Non, ma chérie, elle est au contraire beaucoup mieux aujourd’hui. »

Natacha, étendue sur le lit, examinait dans la demi-obscurité les traits de la princesse Marie : « Lui ressemble-t-elle ? se demandait Natacha. Oui et non : elle a quelque chose de particulier, d’étrange, quelque chose qui m’est inconnu, mais elle m’aime, et son cœur est essentiellement bon… mais que pense-t-elle ? Comment me juge-t-elle ? »

« Mâcha, dit-elle timidement en l’attirant par la main, ne crois pas que je sois mauvaise, non, ma petite âme, je t’aime bien, je t’assure, soyons amies, complètement amies. » Et elle lui couvrit de baisers la figure et les mains.

La princesse Marie, confuse et embarrassée, répondit cependant avec joie à cet épanchement.

À dater de ce jour, elles eurent l’une pour l’autre cette amitié exaltée et passionnée qui ne se rencontre qu’entre femmes. Elles s’embrassaient à tout instant, s’adressaient de tendres paroles, et passaient ensemble la plus grande partie