Page:Tolstoï - Hadji Mourad et autres contes.djvu/296

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des tentes, ces mêmes tentes où devait avoir lieu la distribution des cadeaux. Il s’en réjouit, mais sa joie fut de courte durée, car bientôt il comprit qu’il apercevait tout cela uniquement parce que la foule s’était approchée du fossé, que tous ceux qui étaient devant venaient d’y tomber, et que lui-même allait être renversé sur ces gens, tandis que sur lui tomberaient ceux qui étaient derrière lui. Alors, pour la première fois, la peur le saisit. Il tomba. Une femme en châle tapis tomba sur lui. Il se dégagea et voulut retourner ; mais on le pressait par derrière, et il n’avait pas la force de résister. Il s’élança en avant, mais ses pieds enfonçaient dans quelque chose de mou : il piétinait des hommes. On lui saisissait la jambe ; on criait ; mais il ne voyait rien, n’écoutait rien et avançait en marchant sur les gens.

— Mes frères ! Prenez ma montre… Elle est en or… Mais sauvez-moi, mes frères ! cria un homme près de lui.

« Il ne s’agit pas de montre maintenant, » pensa Émelian, et il continua à se frayer un chemin pour passer de l’autre côté du fossé.

Dans son âme s’agitaient deux sentiments, et tous deux pénibles. L’un, la crainte pour soi, pour sa vie ; l’autre la colère contre tous ces hommes devenus fous qui le pressaient. Cependant, le but qu’il s’était assigné depuis le commencement : arriver jusqu’aux tentes, recevoir le sac de gâteaux avec, dedans, un billet de loterie, ce but l’attirait. Les tentes étaient déjà à portée de vue. On