Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/101

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il faudra dire adieu à ces plaisirs devenus trop rudes, désormais nous n’éprouvions pas à la fois et le croissant désir d’en reculer le terme, et celui d’en léguer à d’autres la tradition. De là ces lignes qu’on vient de lire après d’autres qu’on a déjà lues, dictées par le même sentiment et remplies de la même instance.

Mais il y a plus : bien souvent dans nos voyages, lorsque nous nous trouvions aux prises avec les fatigues et les intempéries de la vie nomade, et forcé de par une impérieuse nécessité de faire succéder la marche à la marche et l’effort à l’effort, il nous est arrivé de songer que pour l’affligé lui-même qui aurait l’énergie de se lancer volontairement dans les difficultés d’une excursion alpestre, de se mener perdre, pour ainsi dire, dans ces profondes et solitaires vallées d’où l’on ne sort qu’à la pointe de son courage et à la sueur de ses membres, ce serait là un moyen infaillible de faire diversion à sa peine et de rendre à son âme affaissée sinon la jouissance, du moins le ressort et quelque vigueur. À la vérité, beaucoup tentent quelque chose de semblable, et il est ordinaire que l’on cherche dans les voyages une distraction ou un allégement à l’affliction et à la mélancolie. Mais ce n’est pas tout que d’avoir déplacé sa douleur, que de lui avoir offert en spectacle la vue, presque toujours importune, quelquefois insupportable, d’objets nouveaux ou riants, encore faut-il l’avoir forcée sinon à déloger, du moins à n’être plus la maîtresse altière du logis, encore faut-il lui avoir suscité des contrariétés efficaces et l’obligation de se taire par moments ; or ceci ne s’obtient guère qu’au prix des préoccupations personnelles, des privations à supporter, des obstacles à franchir, au prix de tout ce qui tient forcément le corps en haleine, l’âme en activité, et par conséquent la douleur en échec. Ou bien, comme dit le poëte, et comme c’est trop souvent le cas :

Le chagrin monte en croupe et galope avec nous.


Ainsi donc, vous aussi, affligés, si toutefois la vigueur et la santé vous ont été laissées, équipez-vous, même avec dégoût, parlez, même avec répugnance, portez-vous rapidement dans ces contrées d’où le retour est impossible à tout autre qu’au piéton alerte et courageux, et, contraints alors d’agir, de faire effort, de souffrir même, vous trouverez au sein des plus sauvages montagnes, et plus près de Dieu là que dans les villes, que dans les temples eux-mêmes, une distraction certaine, un sûr et doux tempérament aux amertumes de votre âme.

Telle est en résumé notre théorie sur les excursions, non pas tant